Interview du Professeur Martin Vetterli, Président de l’EPFL par Romain Jaquier, Graduate Institute et du FSPI.
Le Professeur Martin Vetterli était au Forum suisse de politique internationale le mercredi 17 octobre 2018 pour une conférence intitulée Disruption numérique dans la gouvernance internationale : un rôle pour les institutions de recherche suisses. Nous en avons profité pour lui poser quelques questions.
FSPI : Les nouvelles technologies de l’information sont à la fois un objet de la gouvernance globale, telle la régulation des systèmes d’armes autonomes, et un outil pour la développer, tel le système d’identification digitale mis en place par exemple par l’Inde. De votre point de vue, quelles sont les technologies essentielles à la gouvernance globale qui devraient être réglementées en priorité ? Quelle pourrait être la contribution majeure des institutions de recherche suisses et de l’EPFL en particulier dans ce domaine ?
Prof. Martin Vetterli : La confiance digitale et la propriété des données personnelles sont sans doute un sujet majeur de notre époque. Surtout celle des données biologiques qui couplées à l’intelligence artificielle et à l’édition génétique permettent d’aller au coeur de nos personnalités, de nos attentes et de nos émotions. Mais au risque de vous surprendre, je pense que la régulation internationale pourrait être moins juridique et plus pratique à mesure que les compétences digitales se répandent. Je suis frappé par exemple de constater avec quelle rapidité, le téléphone mobile a ouvert de nouvelles possibilités de micro-crédit en Afrique. Et comment il crée ainsi une nouvelle réalité pour ces populations. La régulation internationale aurait tout intérêt à s’inspirer de ces exemples concrets. Pour moi, elle passe également par
l’empowerment de toutes les populations aux enjeux de la transition numérique, aux compétences digitales et à leur potentiel. Pour le dire autrement, je doute que la régulation mondiale soit si simple à mettre en place si l’on n’augmente pas l’accès des populations tout au long de la vie à ces nouvelles techniques digitales. Et si les organisations internationales se désintéressent des pratiques quotidiennes. C’est pourquoi l’EPFL s’engage depuis 2014 avec son Extension School dans des programmes de formation continue ouverts à tous, du type « 50 choses que vous devez savoir », sur l’intelligence artificielle, sur l’Internet, sur la cybersécurité, etc. Ces cours s’adressent aussi bien aux régulateurs, aux juristes du CICR qu’à toutes les populations jeunes ou moins jeunes, quel que soit leur âge et leur environnement. Cette action décidée en matière de formation et d’information est la contribution numéro une des universités technologiques comme l’EPFL à la pointe de la disruption. Elle crée les conditions cadres pour de futures régulations internationales en phase avec ce que vivent les populations dans le monde.
FSPI : Une grande majorité des technologies développées actuellement ont plusieurs usages et ont des impacts positifs et négatifs. Il est toutefois difficile de mesurer leur portée, leur influence et leur évolution. Quel rôle l’éthique joue-t-elle au sein des institutions qui produisent ces technologies? Y a-t-il une réflexion de la part des institutions de recherche en Suisse et à l’EPFL en particulier sur les applications qui sont faites des technologies et les conséquences potentiellement négatives qu’elles peuvent comporter ?
Prof. Martin Vetterli : il faut être conscient d’une chose: quand l’homo sapiens a créé le feu, il a permis le pyromane, quand il a inventé l’agriculture, il a créé la déforestation, quand ses successeurs ont créé la locomotive, ils ont permis le déraillement etc… Ainsi va la vie ! Je suis donc opposé au principe de précaution abstrait qui risque de nous paralyser et de nous faire passer à côté de nouvelles opportunités. Je suis par contre favorable au dialogue entre scientifiques et philosophes des sciences sur les questions de l’impact potentiel des technologies les plus actuelles. C’est-à-dire à une éthique de la responsabilité, celle que défendait déjà Max Weber qui est une éthique pragmatique de l’adaptation de nos actions aux possibilités offertes par la science et la technologie. Cela suppose une véritable interaction entre les scientifiques et les humanités, au-delà des préjugés et des idées reçues.
Aujourd’hui, l’historien Yuval Harari, ou le philosophe Nick Bostrom nous offrent des bases de dialogue intéressantes. Ils nous montrent qu’un tel dialogue est possible. Cela dit, la question n’est pas nouvelle : « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » disait déjà Rabelais. L’homo sapiens est d’abord et depuis toujours un homo faber. Il invente de nouvelles techniques en permanence. Avec leurs qualités et leurs défauts. C’est pourquoi, depuis toujours, il est important de se poser les bonnes questions à leur sujet. Et de défendre la rigueur scientifique. Ce que dans notre jargon, nous appelons l’ »evidence-based » et j’ajoute l’ »impact-based ». Pour cela, je crois à la philosophie, en particulier à la philosophie des sciences comme l’art par excellence de se poser les bonnes questions et d’agir de manière raisonnée. Ou à l’Open science à laquelle l’EPFL consacrera une journée de son programme de célébration de son cinquantième anniversaire en 2019. Cette attention à l’impact des sciences et des technologies sur l’économie et sur la société est une priorité de l’EPFL depuis plus de quinze ans. 10% du curriculum de nos étudiants se fait dans les sciences humaines et sociales. Et nous avons lancé dès 2013 dans notre cursus de première et deuxième année une introduction aux « Global Issues » et placé ainsi la réflexion sur l’impact des sciences au coeur de l’enseignement polytechnique dispensé à l’EPFL. Cet automne, nous introduisons la pensée computationnelle, c’est à dire la manière de poser les problèmes de façon à ce que des machines puissent trouver les solutions car nous pensons que c’est une compétence clef pour le futur que nos étudiants doivent maîtriser et apprendre à penser.
FSPI : Le rythme avec lequel ces nouvelles technologies sont développées est largement supérieur à celui de la mise en place de nouvelles normes légales et réglementaires pour les contrôler. Ainsi dictent-elles en quelque sorte l’agenda politique des institutions nationales et internationales qui doivent s’y tenir au risque de créer des vides juridiques de portée difficilement appréhensible, comme c’est le cas du cyberespace. Dans cette dynamique, les GAFA entrent en compétition avec les états et les organisations intergouvernementales. Quelle est votre appréciation de cette dynamique ? Les instituts de recherche en Suisse peuvent-ils jouer un rôle ?
Prof. Martin Vetterli : Le fait que les actions humaines précèdent les régulations n’a rien de nouveau ni de scandaleux a priori. Et je n’opposerais pas non plus le secteur public au secteur privé. Car je ne suis pas sûr que nos données sont mieux protégées si elles sont contrôlées
par des Etats, au moins certains d’entre eux, plutôt que par des privés. Nous retrouvons ici la question de la propriété des données évoquée au début de cet entretien. Le problème tient plutôt à la complexité et à l’accélération des mutations qui rend très difficile pour les pouvoirs publics, nationaux ou internationaux, de rester au fait des disruptions scientifiques en cours, d’évaluer leur potentiel et de les réguler sans les castrer. Ici, il nous faut inventer un nouveau dialogue entre le secteur public, le secteur privé, les universités et les ONG, un peu dans l’esprit du rapport de l’Oxford Martin School « Now for the future » piloté voici quelques années par Pascal Lamy et nous donner les capacités d’expérimenter. Mais aussi avec la population mondiale via les réseaux sociaux. La Genève internationale et la Suisse sont des endroits idéaux pour ce faire. C’est l’esprit de deux projets importants et complémentaires en gestation à Genève: le Geneva Science Policy Interface d’une part et le Geneva+ Science and Diplomacy Anticipator and Impact Fund d’autre part. Le Science-Policy Interface veut renforcer la recherche sur les disruptions en cours auxquelles les organisations internationales basées en Suisse et dans le monde doivent faire face; l’Anticipateur veut accélérer l’utilisation de ces disruptions technologiques afin qu’elles profitent au plus grand nombre. C’est aussi cela la Déclaration des droits de l’Homme dont Genève est la dépositaire : faire bénéficier le plus grand nombre des bénéfices du progrès scientifique. Et j’ajouterai : rapidement ! Comme le dit la Déclaration à son article 27.
FSPI : Le programme de recherche « Horizon 2020 » de l’UE dont les institutions suisses ont pu pleinement bénéficier arrive à sa fin, alors que les relations de la Suisse avec l’UE sont hypothéquées par la difficile négociation d’un accord institutionnel. Quel impact ces difficultés ont-elles sur la recherche et l’innovation en Suisse et qu’elles pourraient en être les conséquences si notre pays ne pouvait conserver son statut de pays participant pleinement associé au nouveau programme « Horizon Europe » ? Quelles sont les stratégies élaborées par l’EPFL pour maintenir le niveau élevé de la recherche de pointe en Suisse et sa compétitivité ?
Prof. Martin Vetterli : j’ai envie de dire que les universités suisses et en particulier les EPF ont déjà donné. Après la votation populaire de 2014 sur la libre circulation, nous sommes le secteur qui a été le plus impacté concrètement. Financièrement, humainement. Notre attractivité internationale en a pris un coup et avec elle notre capacité d’apporter à
l’économie les disruptions et les innovations dont la Suisse a besoin pour maintenir la prospérité et les emplois. Car ne nous y trompons pas : à la fin, ce sont tous les citoyens de notre pays qui trinquent. Et pas seulement les écoles polytechniques. Quand nous votons, nous ne donnons pas que des signaux. Nous agissons et cela a des implications concrètes. Or la science suisse est profondément internationale, comme la finance et l’industrie de notre pays le sont aussi. Nos emplois dépendent du monde hors de nos frontières. Il est illusoire de penser que nous pouvons nous replier sur nous-mêmes, décider comme bon nous semble sans tenir compte des règles internationales et rester aussi prospères que nous le sommes aujourd’hui. Il faut choisir. C’est pourquoi je souhaite et m’engage pour que l’on ne renouvèle pas l’aventure de 2014 et que l’on rejette la prochaine initiative voulant placer abstraitement et par principe le droit suisse au-dessus du droit international, indépendamment des relations internationales concrètes qui sont les nôtres.. Quant à l’accord institutionnel avec l’Europe, je fais confiance à nos diplomates pour trouver une solution malgré les difficultés. Et j’espère que l’Europe, elle-aussi, ne prendra pas la recherche suisse en otage si la solution prenait plus de temps que prévu à être trouvée sur le plan politique.