Martin Chungong était au Forum suisse de politique internationale le jeudi 2 mai 2019 pour une conférence intitulée La démocratie : une fin en soi ou un instrument à mettre au service de l’humanité ?
FSPI : Ces dernières années, un peu partout dans le monde on peut constater une montée forte de politiques isolationnistes et nationalistes. Dans divers pays un leader populiste a été porté à la tête de l’Etat, alors que dans d’autres une formation populiste a renforcé notablement sa position au parlement national. Les raisons sont diverses : crise politique, récession économique, inégalités sociales croissantes, corruption, etc…Dans ce contexte, est-ce que vous pensez que la démocratie parlementaire est en danger ?
Martin Chungong :
Nous devons sans cesse réaffirmer que la démocratie est une valeur universelle, qui n’appartient à aucun pays ni à aucune région, et qu’en tant que système de gouvernement, elle contribue à la réalisation du potentiel humain, à l’éradication de la pauvreté, au développement de sociétés ouvertes et pacifiques, et à l’amélioration des relations entre les nations.
On voit se développer à travers le monde un phénomène inquiétant : les parlements, en tant qu’institutions, deviennent la cible d’attaques, tandis que les parlementaires subissent de plus en plus de menaces. Ces actes sont des attaques contre la démocratie.
Les causes ou les symptômes de ces agissements sont souvent les mêmes : les attaques contre la liberté d’expression, de sorte qu’il est très difficile pour les parlementaires, la presse et la société civile de dénoncer les violations ; l’affaiblissement du rôle du Parlement par les autres pouvoirs de l’Etat, à savoir l’Exécutif et le Judiciaire ; les dysfonctionnements au sein des commissions électorales nationales, considérées comme des instruments au service du gouvernement pour se maintenir au pouvoir ; ou encore la corruption endémique, qui fragilise certains principes fondamentaux comme l’égalité devant la loi, l’obligation de rendre compte ainsi que la bonne gestion des finances publiques.
Les parlements doivent s’efforcer de préserver l’intégrité des élections afin que la population puisse avoir confiance dans les résultats électoraux. Plus important encore, les parlements doivent regagner le terrain qu’ils ont perdu face à des acteurs exécutifs dominateurs qui ont tout intérêt à priver les parlements de leurs pouvoirs et à éroder leurs prérogatives relatives au contrôle.
Non, la démocratie n’est pas en danger, si par cela on entend une menace d’extinction. Elle est certes confrontée à un certain nombre de défis et menaces qu’il convient de relever. La démocratie, étant donné sa souplesse, sa capacité d’adaptation, sa résilience, est à même de relever ces défis et à surmonter ces menaces. C’est cela la beauté de la démocratie. Elle est capable de se renouveler, de se remettre en question, de renaître de ses cendres. Elle est condamnée à être toujours plus pertinente, et de remettre la personne humaine au centre de ses préoccupations et processus.
FSPI : Le fossé observé entre gouvernants et gouvernés s‘est accru notablement au cours des dernières décennies et nourrit une remise en cause de la démocratie représentative. La baisse de confiance politique tient généralement, et en particulier dans les démocraties occidentales, à la professionnalisation du personnel politique et du pouvoir, à la perte d’une certaine sacralité de l’Etat et à une fracture sociale entre élites et classes sociales prétéritées qui ont peu confiance dans une vie politique qu’ils considèrent réservée aux initiés. Pourtant la démocratie directe avec ses référendums et initiatives est loin d’être la solution miracle, dès lors que la démocratie participative suppose une disponibilité et un savoir dont tous les citoyens ne disposent pas. D’où la nécessité d’élever le niveau de culture politique souvent très bas des citoyens. Quels autres solutions préconiseriez-vous pour renforcer la démocratie participative et le rôle des parlements?
Martin Chungong :
Il est naturellement essentiel de promouvoir un engagement civique productif. Nous devons veiller, conformément à la cible 7 de l’Objectif 4 des Objectifs de développement durable, à ce que tous les apprenants acquièrent les connaissances et les compétences nécessaires pour promouvoir le développement durable et un engagement civique productif. Il est également important de promouvoir la coopération interparlementaire qui appuie des programmes d’éducation à la citoyenneté mondiale, notamment grâce à des initiatives d’échanges et de coopération mises en œuvre par les étudiants et les syndicats de jeunes.
Au même temps, bien d’autres solutions sont à l’essai dans les parlements. Par exemple, la Commission d’Etat néerlandaise a récemment publié une étude sur la question de savoir si le système parlementaire des Pays-Bas est « à l’épreuve du temps ». La Commission a formulé plusieurs recommandations, dont l’introduction d’un référendum correctif contraignant pour donner aux électeurs la possibilité en dernière instance d’annuler une loi qui ne reflétait pas les opinions de la majorité de la population. Chaque pays essaie de répondre aux défis de la démocratie en fonction de son histoire et de sa culture.
Ceci dit, il existe des questions fondamentales concernant l’influence que les citoyens doivent avoir dans une démocratie représentative, la participation des citoyens au processus décisionnel portant sur un grand nombre d’aspects pratiques et le rapport des citoyens avec les représentants élus.
FSPI : Un but important de l’Union Interparlementaire est la promotion de la parité homme/femme en politique. Comment jugez-vous les progrès obtenus par l’UIP dans ce domaine ?
Martin Chungong : La parité homme/femme en politique est un élément crucial de la démocratie. Déjà en 1997, l’UIP avait adopté une Déclaration sur la démocratie qui faisait un lien direct entre la participation égalitaire des hommes et des femmes et la bonne conduite des affaires publiques. Donc, deux ans après la Déclaration de Beijing, un message très fort a été lancé par l’UIP disant qu’il ne peut y avoir de démocratie sans la participation égale des hommes et des femmes en politique. Plus récemment, l’UIP a adopté en 2012 un Plan d’action pour les parlements sensibles au genre qui appuie l’idée que les institutions ne peuvent être réellement représentatives, modernes et efficaces sans une égale participation des hommes et des femmes en leur sein.
L’UIP travaille à la promotion de la parité en politique depuis déjà plus de 30 ans. Nous agissons comme un observatoire de la participation des femmes au parlement et dans le leadership gouvernemental. Nous collectons des données sur les femmes en politique mais aussi des bonnes pratiques mises en œuvre de par le monde pour renforcer leur participation. Les données et les bonnes pratiques permettent d’informer et de mobiliser l’action pour la promotion de la participation des femmes par les preneurs de décisions mais aussi les journalistes, les militants et militantes pour les droits des femmes, les chercheurs et les organismes internationaux et nationaux travaillant à la promotion de l’égalité.
Des progrès ont été réalisés, c’est indéniable. Voici quelques chiffres qui le démontrent :
– La proportion globale des femmes au parlement était de 11,3% en 1995, elle a plus que doublé depuis et est à 24.3% aujourd’hui. Nos recherches démontrent que l’adoption et la bonne mise en application de quotas électoraux pour les femmes sont des clés de succès à condition que les quotas soient ambitieux, bien étudiés, assortis de sanctions en cas de non-conformité. La volonté politique reste elle aussi une clé de succès pour avancer vers la parité en politique.
– Au niveau gouvernemental, on constate – et ce toujours à un niveau global – qu’il y a aujourd’hui une femme sur 5 ministres. Il y a neuf pays dans le monde qui ont un gouvernement paritaire. Ce sont des progrès importants mais insuffisants.
Malgré ces avancées notables, la communauté internationale reste loin du but. A l’UIP nous travaillons pour les 50/50 en politique. Nous avons soutenu plusieurs pays dans la réforme de leurs codes électoraux pour soutenir la participation des femmes. Notre soutien a été utile à la Tunisie qui a maintenant une loi électorale visant la parité mais aussi à l’Egypte, le Mali, le Djibouti et d’autres pays qui ont adopté des mesures tendant vers l’égalité. Dans notre soutien, nous favorisons la coopération, l’échange d’expérience, de conseils et de bonnes pratiques entre parlementaires du monde entier.
Je tiens à souligner que l’UIP s’applique à elle-même ce qu’elle prêche auprès des parlements et des gouvernements. Nous avons en effet adopté des mesures internes visant à garantir une participation égalitaire de femmes à nos assemblées et aux postes de prise de décision au sein de notre institution.
FSPI : La rapidité des changements dans le monde nécessite une évolution des parlements. En effet, les nouvelles thématiques émergentes de la gouvernance mondiale ainsi que l’impact de la technologie numérique jouent un rôle de plus en plus important en politique et dans la vie quotidienne. Comment les parlements s’adaptent-ils aux nouveaux défis engendrés et quelle est la contribution de l’UIP dans ce processus ?
Martin Chungong :
Dans un monde en constante évolution, les parlements doivent être en première ligne des débats sur les questions émergentes qui peuvent avoir un impact majeur sur les sociétés. Ils ont la responsabilité de favoriser un environnement dans lequel la science, la technologie et l’innovation apportent une contribution positive à la paix, au développement et au bien-être des personnes, tout en limitant ou atténuant les risques qui y sont associés et en assurant la protection de la planète.
Il est souhaitable que les parlements deviennent les moteurs de l’innovation technologique en faveur de la transparence et de l’inclusion, en transformant nos processus parlementaires et en favorisant les échanges avec les citoyens.
Au sein de l’UIP, les parlements membres se sont engagés à renforcer la transparence, la reddition de comptes et la réactivité à l’égard des électeurs grâce à l’utilisation des technologies modernes de l’information et des communications, par exemple en diffusant en direct les séances parlementaires et en améliorant l’accès en ligne aux informations.
Ils se sont également engagés à prendre des mesures pour veiller à ce que nos parlements soient des institutions ouvertes et transparentes ; à ce qu’ils soient disposés à envisager des méthodes de travail innovantes, en créant par exemple des commissions parlementaires sur les questions d’avenir ; et à ce que les services de recherche parlementaire soient dotés de ressources et de moyens financiers suffisants pour fournir aux parlementaires des analyses impartiales en temps voulu.
L’UIP, à travers son nouveau Centre pour l’innovation au parlement, accompagne les parlements dans ces démarches et les aide à partager les bonnes pratiques qui font leurs preuves.
FSPI : En s’adressant à l’Assemblée générale des Nations unies en 2018, le secrétaire général António Guterres a averti que le monde souffre d’un « trust deficit disorder », notamment par rapport à la confiance entre le peuple et les institutions gouvernementales. Qu’est-ce que les parlements peuvent faire pour relever ce défi ?
Martin Chungong :
La crise de la démocratie d’aujourd’hui découle fondamentalement d’un modèle économique qui favorise les actionnaires et les intérêts particuliers au détriment de la grande majorité de la population, ce qui entraîne des inégalités croissantes en termes de revenus, de richesse et de connaissances, ainsi qu’un sentiment généralisé d’insécurité économique. Les gouvernements ont été accaparés par des élites fortunées qui s’intéressent peu au bien commun. Il existe une corrélation directe entre les inégalités croissantes et la désillusion à l’égard de la démocratie.
Les parlements et les parlementaires doivent assumer leur part de responsabilité dans la crise. Les parlements doivent devenir plus pertinents et plus ouverts aux personnes qu’ils sont censés représenter. Cela inclut une représentation plus équitable de tous les groupes, mais aussi un effort actif d’écoute de la population, qui pourrait nécessiter des contacts plus étroits entre les parlementaires et leurs électeurs.
Tout en s’efforçant de réformer le système politique dans lequel ils évoluent, les parlementaires doivent également s’attaquer aux inégalités avec des réformes fiscales progressives, la fourniture de biens publics comme l’éducation et des soins de santé universels, abordables et de qualité, et des mesures dynamiques visant à faciliter l’accès des filles à l’éducation. L’action destinée à rétablir la confiance des peuples dans la politique doit commencer par montrer que la politique peut être bénéfique pour le peuple. Les parlements doivent toujours œuvrer à faire en sorte que tout le monde soit pris en compte, que personne ne soit laissée de côté.
FSPI : L’UIP a lancé en 2018 « New Parline » pour regrouper toutes les données concernant les parlements en un seul centre d’information en ligne. Comment voyez-vous l’impact de cet outil sur la promotion de la démocratie à l’ère des fake news et des alternative facts ?
Martin Chungong :
New Parline est le portail des données ouvertes de l’UIP sur les parlements nationaux. On peut y consulter et comparer des données sur les parlements nationaux, notamment sur leurs structures et leurs méthodes de travail, mais aussi sur des questions très diverses telles que l’égalité des sexes, les forums de femmes parlementaires, les jeunes et les droits de l’homme des parlementaires.
En général, les informations publiées ici proviennent directement des parlements nationaux. C’est une source fiable d’informations qui doit favoriser une meilleure connaissance des parlements.
La désinformation n’est pas nouvelle – les informations falsifiées existaient déjà bien avant la création des médias numériques. Cependant, l’avènement des médias numériques a créé deux dimensions considérablement nouvelles. Tout d’abord, il y a les services fournis par les principales plateformes publicitaires (Google, Facebook, etc.) pour micro-cibler des publics en fonction d’un large éventail de caractéristiques. Une telle pratique est possible grâce à l’énorme quantité de données que ces plates-formes recueillent sur leurs utilisateurs. Deuxièmement, il y a la façon dont les médias sociaux facilitent le partage de contenu, à grande vitesse et auprès d’un nombre illimité de personnes. Ces évolutions fournissent un environnement dans lequel la désinformation peut se propager plus largement et plus rapidement que jamais auparavant.
De puissants acteurs utilisent la désinformation comme une arme politique, en particulier à l’occasion d’élections. L’objectif n’est pas toujours d’influencer directement le résultat d’une élection. Parmi les autres objectifs possibles figure la création de conflits dans la société en exacerbant les tensions existantes, par exemple sur le plan religieux, racial ou culturel. Parallèlement, le fonctionnement des médias sociaux encourage les utilisateurs à adopter des opinions extrêmes, car elles sont plus susceptibles d’attirer l’attention des journalistes et des autres utilisateurs. Cet aspect a tendance à nuire à la qualité du dialogue dans son ensemble.
Diverses solutions possibles aux dangers de la désinformation et des junk news sont envisageables. A long terme, des mesures visant à accroître l’éducation aux médias des enfants, mais aussi de chacun tout au long de la vie, permettraient de sensibiliser davantage et de réduire les risques. A court terme, les parlementaires pourraient exercer une pression accrue sur les plateformes de médias sociaux pour qu’elles s’attaquent sérieusement au problème de la désinformation. Les enquêtes parlementaires pourraient mettre davantage d’informations dans le domaine public.
Une réglementation deviendra probablement nécessaire, éventuellement au niveau régional ou international. Les plateformes doivent rendre accessibles au public les algorithmes qu’elles utilisent pour déterminer le contenu à montrer aux utilisateurs, tout comme les entreprises pharmaceutiques doivent tester les nouveaux médicaments avant qu’ils ne soient mis sur le marché. Un journalisme de qualité fait partie de la solution et doit être encouragé.
Si la tâche peut sembler énorme, écrasante voire insurmontable, il a été observé ces derniers mois que la pression de l’opinion publique avait conduit à une coopération accrue entre les plates-formes numériques et les gouvernements. Il est important de maintenir cette pression.