Interview de Marc Finaud, Conseiller principal chargé des questions de prolifération et de désarmement, GCSP

Télécharger le PDF

Marc Finaud, Conseiller principal chargé des questions de prolifération et de désarmement, GCSP, était au Forum suisse de politique internationale le jeudi 17 octobre 2019 pour une conférence intitulée Contrôle des armements : utopie ou nécessité vitale ?

FSPI : Alors que la Russie et les Etats-Unis se sont retirés au cours des derniers mois du traité sur les armes nucléaires de portée intermédiaire (INF) ratifié en 1987 et interdisant tous les missiles sol-sol américains et soviétiques d’une portée de 500 à 5000 km tout en s’accusant mutuellement de le violer, doit-on craindre un retour à la concurrence nucléaire effrénée de la Guerre froide et voir apparaître de nouveaux missiles susceptibles de mettre en danger le continent européen ?

Marc Finaud : Oui, la preuve en est que, dès la dénonciation du Traité FNI, les Etats-Unis se sont livrés à des essais de missiles prohibés par le Traité et ont annoncé leur intention d’en déployer en Asie face à la Chine. Moscou, de son côté, a déclaré qu’elle déploierait de tels missiles si les Etats-Unis en déployaient en Europe. Cela dit, à ce jour, aucun pays ni européen ni asiatique ne s’est empressé de se déclarer disposé à accueillir sur son sol de tels missiles.

FSPI : Il apparaît dès lors tout à fait vital que Washington et Moscou prolongent le nouveau traité Start de réduction des armes stratégiques qui arrive à échéance en 2021. Comment en évaluez-vous les chances ?

Marc Finaud : A ce stade, ces chances sont faibles, tant l’administration Trump, même après le départ du « faucon » John Bolton, semble opposée à cette prorogation. Il faudra probablement donc attendre la prochaine administration pour connaître la probabilité de reconduction de cet accord.

FSPI : Alors que dans les années 1980 Ronald Reagan relançait la course aux armements avec la Russie avec sa « guerre aux étoiles », Donald Trump semble vouloir jouer la même carte face à la Chine cette fois-ci, son seul « rival stratégique » qui n’est pas liée par l’INF. Faut-il vraiment craindre de la part de Pékin qu’elle se lance dans une course aux armements nucléaires dans la région Asie-Pacifique ?

Marc Finaud : Il est vrai que la Chine a considérablement augmenté son budget militaire et ses investissements dans de nouvelles catégories d’armes telles que les missiles de croisière et les missiles hypersoniques. La principale raison en est la crainte de Pékin de voir sa capacité de dissuasion nucléaire anéantie par la défense antimissile américaine. Une négociation avec la Chine semble nécessaire, idéalement dans un cadre multilatéral, mais il faut toutefois se rappeler que le nombre d’armes nucléaires chinoises (290) reste bien inférieur à l’arsenal américain ou russe (entre 6 000 et 6 500) et que, malgré son augmentation, le budget militaire chinois (250 milliards de dollars) ne représente que 38 % du budget américain (649 milliards de dollars) pour une population quatre fois supérieure.

FSPI : Le Conseil fédéral s’est refusé à signer à ce stade le Traité d’interdiction complète des essais nucléaires (TPNW) adopté en 2017 par 122 Etats aux Nations-Unies, considérant notamment qu’il pourrait fragiliser le Traité de non-prolifération des armes nucléaires (TNP) et ne prenait pas suffisamment en compte les impératifs de sécurité de la Suisse. Le retrait des Etats-Unis et de la Russie du INF, traduisant un mépris certain des grandes puissances pour leurs engagements de désarmement ne constitue-t-il pas pour la Suisse un argument déterminant pour signer le TPNW, tout en déclarant l’arme nucléaire illégale au regard du droit international humanitaire dont elle s’enorgueillit d’être un ardent défenseur ?

Marc Finaud : En effet, alors que les deux chambres du Parlement fédéral se sont prononcées en faveur de la signature par la Suisse du Traité sur l’interdiction des armes nucléaires, le Conseil fédéral n’a aucune raison valable de repousser cette signature. Il est vrai que les puissances nucléaires membres du TNP préfèreraient continuer à affirmer que le TNP leur confère un droit légitime de posséder des armes nucléaires indéfiniment, mais en réalité le TNP, conclu il y a un demi-siècle, incluait l’obligation de négocier en vue du désarmement et donc considérait la possession des armes nucléaires comme temporaire. La Suisse, compte tenu de sa tradition de gardienne du droit humanitaire international, doit accorder à celui-ci la priorité car l’arme nucléaire est intrinsèquement contraire à la protection des civils.

FSPI : Les nouvelles technologies d’armement comme l’intelligence artificielle et les armes hypersoniques qui pourraient être utilisées pour lancer des attaques à une vitesse sans précédent augmentent considérablement les risques d’une escalade que l’on a peine à imaginer aujourd’hui. Est-il donc encore possible dans ces circonstances d’assurer une certaine maîtrise des armements à l’avenir ?

Marc Finaud : De fait, contrairement à l’affirmation des puissances nucléaires selon laquelle leur politique de défense repose sur la dissuasion, et donc sur le non-emploi de l’arme nucléaire, on assiste actuellement à une évolution tant doctrinaire que technologique qui aboutit à abaisser dangereusement le seuil de la guerre nucléaire. Il s’agit d’une course ancienne entre armes dites offensives et défensives, mais les nouvelles technologies telles que les cyber-attaques, les systèmes autonomes ou les missiles hypersoniques contribuent à aggraver considérablement le risque de déclenchement non autorisé, accidentel ou terroriste de l’escalade nucléaire. La seule solution consiste non dans l’accumulation de nouvelles armes mais dans la négociation de réglementations voire d’interdictions vérifiables.

FSPI : Le Secrétaire général des Nations Unies Antonió Guterres alertait il y a quelques mois la communauté internationale sur le fait que le système du contrôle des armements s’effondrait, alors que l’utilisation continue des armes chimiques en toute impunité comme en Syrie est à l’origine d’une nouvelle autre vague de prolifération. Pour y faire face, aurait-on besoin de la mise en place d’un nouveau mécanisme et si oui quel devrait être celui-ci selon vous ?

Marc Finaud : Il est vrai que la défiance par les grandes puissances à l’égard des traités bilatéraux ou multilatéraux et la course aux armements à laquelle elles se livrent ne renforcent pas leur crédibilité quand il s’agit de fustiger le recours à l’arme chimique dans une guerre civile par des acteurs étatiques et non étatiques. De même, du fait de son incapacité à résoudre les conflits actuels (Ukraine, Syrie), le Conseil de sécurité de l’ONU a aussi perdu en efficacité et en légitimité. Cela dit, les mécanismes de contrôle existent grâce aux grands accords multilatéraux sur les armes de destruction massive et conventionnelles. Il ne manque que la volonté politique de les faire respecter.

FSPI : La Conférence du désarmement, unique instance multilatérale pour les négociations sur le désarmement, reste dans l’impasse et n’a entrepris aucune négociation sérieuse depuis vingt ans sur l’interdiction des armes nucléaires. Est-ce que cet organe des Nations Unies peut encore jouer un rôle majeur dans le moyen terme ? Le multilatéralisme en la matière n’est-il pas la seule vraie alternative pour freiner la course aux armements ?

Marc Finaud : La Conférence du désarmement, qui n’est pas stricto sensu un organe de l’ONU mais opère en son sein, présente l’avantage d’accueillir toutes les puissances nucléaires parties ou non au TNP et les principaux pays militairement significatifs. Toutefois, elle est paralysée par l’abus de la règle du consensus appliquée comme un droit de véto, y compris pour l’adoption de son programme de travail. C’est pourquoi les principales avancées en matière de désarmement de ces dernières décennies ont été adoptées en dehors de son cadre. Si elle ne se réforme pas et si les principales puissances ne renoncent pas à bloquer les négociations qui les gênent, la Conférence perdra toute crédibilité.

FSPI : En dépit du soutien de quelque 130 Etats au traité sur le commerce des armes (ATT), divers pays asiatiques n’y ont toujours pas adhéré alors que cette région du monde est une des plus grandes importatrices d’armes. Une des raisons évoquées par ceux-ci pour ne pas en être partie est le fait que l’ATT n’interdit pas la livraison d’armes aux acteurs non étatiques comme les groupes terroristes ou encore leur volonté de développer leur propre industrie d’armement pour réduire leur dépendance vis-à-vis de fournisseurs étrangers. Que faire donc pour les convaincre d’adhérer ?

Marc Finaud : Le débat sur l’interdiction des ventes d’armes aux acteurs non étatiques a eu lieu pendant toute la négociation du traité et il a été tranché : toutes les interdictions et restrictions édictées par le traité s’appliquent à tout destinataire, étatique ou non. Ce n’est donc plus qu’un faux prétexte pour refuser d’adhérer au traité. Par ailleurs, depuis son entrée en vigueur en 2014, le TCA n’a nullement empêché le commerce des armes de prospérer ni les producteurs émergents de développer leurs capacités. Il importe donc qu’un dialogue ait lieu avec les pays asiatiques qui restent sceptiques à l’égard du TCA pour leur montrer que le principal objet de celui-ci est de réduire le risque que les armes soient utilisées de manière contraire au droit international. Il est intéressant que la Chine se soit déclarée prête à adhérer au traité.

FSPI : A l’occasion des trois sommets entre Donald Trump et Kim Jong Un visant à la normalisation des relations entre Washington et Pyongyang, l’exigence des Etats-Unis que la Corée du Nord abandonne préalablement son arsenal nucléaire était à l’ordre du jour. Dans ce contexte, estimez-vous encore possible une dénucléarisation unilatérale de la péninsule coréenne ?

Marc Finaud : Cet objectif a toujours été irréaliste, puisque la raison pour laquelle la Corée du Nord a développé un arsenal nucléaire était précisément sa volonté de l’utiliser comme élément de marchandage contre la levée des sanctions et afin d’obtenir des garanties de sécurité pour le pays et le régime. La seule solution viable passe par une négociation multilatérale (Pourparlers à Six) incluant des mesures réciproques et étalées dans le temps.

FSPI : L’annonce il y a quelques semaines par Téhéran de mettre en route de nouvelles centrifugeuses avancées pour augmenter son stock d’uranium enrichi constitue indubitablement une étape de la réduction des engagements iraniens en matière nucléaire pris en 2015 dans le cadre de l’accord de Vienne en réponse au retrait unilatéral de Washington en mai 2018. Est-il réaliste de penser que les Etats-Unis en viennent à assouplir leurs sanctions à l’égard de l’Iran et de voir celle-ci négocier à un nouvel accord élargi avec les puissances occidentales ?

Marc Finaud : L’accord sur le programme nucléaire iranien a été conclu sur la base de la réciprocité. Dès lors que l’un des partenaires, les Etats-Unis, a violé l’accord en rétablissant des sanctions, l’Iran s’est cru légitimement autorisé à réduire l’application de ses propres obligations. Cela dit, ces mesures sont réversibles à tout moment et restent loin de conférer à l’Iran la capacité de développer un programme militaire. Elles constituent un signal fort envers les autres partenaires à l’accord afin qu’ils protègent l’Iran contre les sanctions américaines. Les revirements de l’administration Trump laissent penser qu’elle n’exclut plus une nouvelle négociation susceptible d’aboutir à la levée des sanctions.