Interview de Monsieur Cenni Najy, Vice-Président de foraus, le 23 avril 2020
FSPI : Le principal obstacle sur le chemin de la ratification de l’accord institutionnel est essentiellement la question de la protection salariale, la Suisse cherchant à obtenir de la part de l’UE un minimum de certitudes à cet égard pour obtenir une majorité politique sur le plan interne. Or foraus a formulé début 2020 des propositions pour faire bouger les lignes sur le plan interne, et, obtenir ainsi l’accord des partenaires sociaux. Ces propositions, dont celles visant à instaurer une phase de transition pour la réforme des mesures d’accompagnement, font-t-elles l’objet d’un consensus parmi ces derniers et, dans l’affirmative, seraient-elles acceptables selon vous pour l’UE ?
Cenni Najy : Selon les informations dont nous disposons, les propositions issues de nos travaux ont retenu l’attention de certains partenaires sociaux. C’est le cas de Pierre-Yves Maillard, président de l’Union syndicale suisse qui les a qualifiées d’intéressantes. Pour ce qui est de l’Union européenne, nous n’avons pas de retour officiel, ce qui est normal puisque les propositions du foraus n’ont pas été officiellement reprises par les négociateurs suisses. Ceci dit, certains éléments m’amènent à penser que l’idée de créer des phases de transitions pour permettre à la Suisse de mener à bien la délicate réforme de ses mesures d’accompagnement pourrait recueillir l’aval de la Commission et même d’une majorité d’Etats membres.
FSPI : Alors que le Conseil fédéral avait tenu à « geler » le dossier européen d’ici la votation sur l’initiative de l’UDC sur l’immigration le 17 mai 2020, la crise du coronavirus survenue entre-temps est venu perturber son agenda. Ainsi, il a décidé de reporter la tenue de celle-ci à plus tard dans l’année faute de pouvoir mener une campagne régulière. Or, avant cette crise, l’UE attendait du Conseil fédéral qu’il s’engage à signer le projet d’accord institutionnel et le soumette au parlement après avoir obtenu de Bruxelles une réponse à sa demande de clarification sur les trois questions encore en suspens (portée des aides d’Etat, droit de la citoyenneté et mesures d’accompagnement sur la protection des salaires). Peut-on s’attendre à ce qu’un tel scénario s’offre à nouveau à l’automne ?
Cenni Najy : Nous verrons. A l’heure actuelle, nul ne sait combien de temps la crise du coronavirus va durer et s’il faut s’attendre à une deuxième voire à une troisième vague épidémique. Quoi qu’il advienne, je ne pense pas que l’UE reviendra à la charge ce printemps ou cet été sur la question institutionnelle. Si la votation sur la continuation de la libre circulation des personnes est organisée en septembre, il est possible que l’Union reparle de la question institutionnelle en fin d’année. Toutefois, je ne m’attends pas à de fortes pressions européennes avant début 2021 au plus tôt.
FSPI : Alors que le Royaume-Uni se fonde sur la voie bilatérale suisse pour l’accord régissant ses futures relations avec l’UE et qu’une fois entamées ces négociations ne devraient plus permettre de concessions de la part de la Commission à l’égard de la Suisse (NB : renégociation du projet d’accord institutionnel), une certaine fenêtre d’opportunité avait semblé pouvoir s’offrir à notre pays entre le retrait du Royaume-Uni de l’UE et le début de ces négociations. Or, la crise sanitaire intervenue entre-temps aura certainement pour effet de ralentir ce processus de négociation. La Suisse pourrait-elle selon vous en tirer profit pour parvenir à un accord qui tienne mieux compte de ses intérêts ? Est-il imaginable que la Commission donne satisfaction aux demandes de notre pays par le truchement de déclarations politiques assortissant l’accord ?
Cenni Najy : Nous sommes, là aussi, face à un certain flou, amplifié par la crise du coronavirus. Au début de l’année, le gouvernement britannique avait laissé entendre qu’il voulait conclure un accord ressemblant sur certains points au traité récemment conclu entre le Canada et l’UE (CETA) et sur d’autres points à la voie bilatérale, par exemple dans le domaine du transport aérien. Compte-tenu du faible avancement des discussions, j’ai de la peine à envisager une conclusion de ces négociations pour cette année. A mon sens, nous nous acheminons vers un nouveau report tel que nous en avons déjà connu beaucoup dans la saga du Brexit.
Pour ce qui est de l’impact sur les négociations institutionnelles, je m’attends, en effet, à un risque de précédent amplifié lorsque le Royaume-Uni et l’UE seront rentrés dans le vif du sujet, c’est-à-dire, probablement fin 2020 voire même en 2021.
Enfin, pour ce qui concerne la volonté de l’UE de faire encore des compromis avec la Suisse, elle est certainement limitée mais pas inexistante. L’UE attend néanmoins des propositions suisses. S’il on souhaite conclure cet accord, il est donc nécessaire que la Suisse prenne les devants et mette sur la table des compromis acceptables pour Bruxelles, c’était le sens du policy-paper du foraus publié au mois de janvier dernier.
FSPI : Afin de débloquer les négociations sur l’accord institutionnel et sauver la voie bilatérale, l’ancien Secrétaire d’Etat Michael Ambühl avait proposé fin 2019 la conclusion d’un accord intérimaire par lequel il serait décidé de la mise à jour des accords existants, alors que la Suisse renoncerait provisoirement à la conclusion de nouveaux accords. Il arguait à cet égard que l’UE pourrait préférer un accord intérimaire à un accord-cadre qui risquait d’être rejeté en votation populaire. Que pensez- vous de cette proposition ?
Cenni Najy : L’idée d’un accord intermédiaire aurait pu avoir un sens il y a deux ou trois ans. Ceci dit, les négociations sont maintenant trop avancées pour que l’UE accepte de se contenter d’un accord intermédiaire qui contiendrait essentiellement les éléments favorables à la Suisse et laisserait de côté ceux défavorables. Aujourd’hui, l’UE entend conclure l’accord institutionnel dans son entier et dans les plus brefs délais possibles. C’est là une ligne rouge pour Bruxelles. Il faut rappeler que la question traîne depuis plus de 10 ans. A mon sens, les États membres et la Commission peuvent encore offrir des « accommodements » s’ils perçoivent que l’accord – dans son ensemble – est à bout touchant.
FSPI : Après avoir menacé la Suisse du fait de ses tergiversations quant à la conclusion de l’accord institutionnel de ne pas reconduire la reconnaissance de l’équivalence boursière, de remettre en question la participation de notre pays aux programmes de recherche européens et de ne pas mettre à jour l’accord sur les obstacles technique au commerce, l’UE a décidé récemment (en raison de la crise du coronavirus) de reporter l’application d’un an du règlement sur les dispositifs médicaux, très pénalisant pour l’exportation des technologies médicales suisses. Voyez-vous dans cette décision un signal encourageant pour le futur des relations bilatérales entre la Suisse et l’UE ?
Cenni Najy : Je ne crois pas qu’il faille y voir un signe encourageant. La raison de ce report semble être lié à la crise du coronavirus. Quant à la question des conditions de participation de la Suisse aux programmes de recherche européens, elle demeure sur le tapis et je ne suis guère optimiste. A mon sens, ces conditions de participation seront moins bonnes que celles dont bénéficie la Suisse aujourd’hui (rappelons en passant que le système actuel permet à la Suisse de récupérer plus d’argent qu’elle n’en débourse).
FSPI : Si la Suisse a fait le choix de ne pas appartenir à l’UE, elle a un intérêt à un partenariat dynamique et solidaire pour la défense de ses intérêts. Qu’il s’agisse du maintien de sa place économique et de la concurrence technologique, mais aussi de la lutte contre le terrorisme et les changements climatiques, de la gouvernance digitale ou encore la gestion des migrations. La poursuite de la voie bilatérale n’est-elle pas la seule alternative pour permettre à la fois de profiter d’une intégration économique, tout en relevant conjointement avec ses partenaires européens les défis socio-économiques et politiques du continent ?
Cenni Najy : Pour une majorité des Suisses, la voie bilatérale est sans doute le pire des systèmes à l’exception de tous les autres. Toutefois, sa poursuite (j’entends par là son développement) est incertaine du fait de l’embourbement dans lequel se trouve les négociations institutionnelles. Dans la situation actuelle, le scénario le plus probable, au moins à court terme, demeure le statu quo. Ce statu quo érodera progressivement l’accès de la Suisse au marché intérieur et aux programmes européens. Ceci dit, d’un point de vue économique, la Suisse peut se permettre d’assumer les dégâts économiques d’une telle érosion.
A mon sens, c’est l’UE qui détient les clés de cet accord. Lorsqu’elle aura perdu patience, elle pourrait bien mettre plus de pression sur la Suisse. Pour le moment, l’Union se refuse encore à s’aventurer dans un rapport de force frontal, sous l’impulsion de l’Allemagne qui tient encore à ménager l’un de ses partenaires économiques les plus importants. Nous verrons bien ce que la crise du coronavirus changera ou pas dans ce jeu de patience.
FSPI : La crise du Covid-19 a mis en lumière les risques en matière d’inégalités sociales liées notamment à la digitalisation (accès à l’enseignement en-ligne, impact des méthodes de travail sur l’emploi), la forte interdépendance fruit de la globalisation (matériel sanitaire et médicaments), la démocratie et l’Etat de droit (droit d’urgence restreignant la liberté, possible traçage des personnes dans le cadre du déconfinement), ou encore la très sérieuse crise économique et financière (ampleur des moyens financiers à mobiliser d’urgence). Quelles leçons l’UE doit-elle tirer de cette crise sur le plan institutionnel et des politiques conjointes à mener à l’avenir ?
Cenni Najy : Il y a évidemment plusieurs leçons à tirer du désastre sanitaire et économique que nous vivons. Il me paraît important pour l’UE de développer au plus vite une politique de gestion des épidémies/pandémies ambitieuse et donc intégrée. Les virus ne s’arrêtent pas aux frontières. Avec Schengen, ils voyagent encore plus rapidement d’un pays à un autre. Il faudrait donc mettre en place une cellule de surveillance européenne capable d’harmoniser et par là même rationnaliser la réponse des États membres. Pour la question du matériel médical, il me paraît aussi judicieux de réfléchir à une mise en commun de certaines ressources « stratégiques ». Sans cela, chaque pays sera livré à lui-même sur les marchés mondiaux et certains – particulièrement les pays les moins riches – connaîtrons des difficultés pour se procurer des masques ou des respirateurs pour ne mentionner que ces deux produits. Je suis convaincu que c’est uniquement par une politique intégrée que l’Europe pourra faire face au mieux aux futures épidémies/pandémies dont on perçoit bien aujourd’hui le potentiel destructeur. Toutefois, il reste encore à voir s’il existe une volonté politique parmi les 27 États membres de consentir à un nouvel approfondissement de l’UE. Pour le moment, la chose me paraît loin d’être entendue.