Interview de Monsieur Richard Werly, journaliste, correspondant du Temps à Paris, le 30 juin 2020
FSPI : On a observé de grandes disparités nationales dans la gestion de la crise sanitaire du Covid-19 par les différents Etats européens. Quelles sont les grandes lignes de la gestion par la France ? Cette manière de faire à la française est-elle dû au gouvernement actuel ou possède t’elle des ancrages historiques plus profonds ?
Richard Werly : La gestion de la crise sanitaire par la France porte, je crois, la marque de trois présupposés. Le premier présupposé, erroné, a consisté à croire que le cas de l’Italie était spécifique et que le déferlement épidémique ne serait pas aussi violent en France. D’où le retard à l’allumage dans les prises de décisions. Ce qui n’a pas été le cas en Allemagne par exemple. Second présupposé : la qualité du système français de santé, que les autorités aiment souvent présenter comme le meilleur du monde. Les failles sont apparues ensuite. Troisième présupposé : une crise doit se gérer de façon centralisée. Tout doit passer par Paris. Ceci explique beaucoup de décisions, de ratages mais aussi de réussites dans les semaines qui ont suivi.
FSPI : Dans un de vos derniers articles dans le Temps sur l’état de la France dans sa lutte contre la pandémie, vous releviez que la France pouvait « vivre avec le virus, mais qu’elle avait parfois de la difficulté à vivre avec elle-même ». Néanmoins, vous releviez qu’il y avait trois raisons principales d’espérer quant à l’avenir de la France : les institutions françaises demeurent solides, y inclus en temps de crise et en dépit de quelques erreurs stratégiques, une féconde créativité et une grande solidarité entre les citoyens ainsi qu’un large savoir-faire médical. Pouvez-vous élaborer sur la base des observations que vous avez faites lors de vos visites dans les diverses régions de France ?
Richard Werly : Je souscris à ma propre thèse ! La force de la France reste sa flexibilité et la créativité des français, lorsque l’Etat n’impose pas un couvercle déresponsabilisant. L’Etat français est à la fois la solution et le problème. Il fait la force de la France, mais son obésité et les promesses non tenues d’un Etat qui protège contre tout, accroit la vulnérabilité française. Pour les compétences médicales, c’est une évidence. La France est un grand pays de recherche médicale. Elle le demeure. La difficulté est qu’aujourd’hui, le gout français pour les polémiques atteint même le milieu des médecins et des chercheurs…
FSPI : La construction européenne mise en place dans les années 1950 ne cesse ces dernières années d’être remise en cause. D’abord par certains des gouvernements ou des élus nationalistes qui refusent cette délégation d’autorité à Bruxelles. Puis plus récemment la crise du Covid-19 a montré également la difficulté de créer une réponse politique ou sanitaire commune lors d’un évènement sans précèdent. Dans ce contexte, que peut, veut, faire la France pour relancer le train communautaire ?
Richard Werly : L’avenir de l’intégration européenne, comme je l’ai écrit dans le Temps, se jouera plus que jamais sur la capacité de l’UE à relancer l’économie du continent via son marché unique, auquel la Suisse est – qu’on le veuille ou non – associée. C’est pour moi l’unique sujet du moment : soit l’économie va repartir, et l’injection massive de fonds permet une transition écologique assumée et réussie. Soit l’image de l’Europe va continuer de dégringoler. Tout se joue sur le terrain des entreprises et de l’emploi.
FSPI : Ce qui frappe malgré tout c’est la fragilité de l’équilibre communautaire, les frontières ont mis des décennies à s’effacer entre les membres de l’Union européenne, ses membres ont éviter toute guerre entre eux depuis la Seconde Guerre mondiale, et un virus en mars 2020 vient en quelques jours chambouler tout cet équilibre construit de longue haleine. Comment expliquez-vous cette situation et comment éviter qu’elle ne se reproduise en pire la prochaine fois ?
Richard Werly : je pourrai vous répondre en faisant un copier-coller de mon édito paru dans le journal du 15 juin. C’est d’ailleurs ce que je vais faire. Le voici !
Schengen et frontières, un tandem à défendre
ÉDITORIAL. Et si l’épidémie de Covid-19 prouvait, a posteriori, les contre-vérités assénées par les adversaires obstinés de la libre circulation ? A quelques mois de la votation du 27 septembre sur l’initiative « Pour une immigration modérée » présentée par l’UDC, dont la victoire entraînerait presque à coup sûr la résiliation de l’accord liant la Suisse à ses partenaires de l’espace Schengen, ce lundi 15 juin 2020 est une date éloquente.
Après plus de deux mois de fermeture pour cause de risques sanitaires majeurs, les frontières de la Confédération, comme celles de la plupart de ses voisins – l’Italie a anticipé dès le 3 juin –, vont se rouvrir, démontrant à la fois que la souveraineté nationale n’a pas disparu et que les décisions unilatérales engendrées par la propagation du virus n’ont pas mis à bas, comme on le craignait, l’espace de liberté et de sécurité composé de 26 Etats membres. Mieux : les leçons de la crise du Covid-19 vont peut-être permettre de doter enfin Frontex, l’agence de protection des frontières extérieures de l’UE – à laquelle la Suisse participe – des moyens adéquats pour remplir sa mission.
Au lieu de porter un ultime coup de boutoir à l’intégration du continent, comme l’espéraient les souverainistes et populistes de tous bords, la crise sanitaire a, dans les faits, accouché d’une prise de conscience salutaire sur la nécessité de concilier les frontières – jamais effacées par l’accord de Schengen et toujours souhaitées par la majorité des citoyens – et la libre circulation, condition d’un marché unique performant.
La Suisse est ouverte
La réouverture frontalière de ce lundi [15 juin] ne doit bien entendu pas faire oublier les erreurs commises à l’épreuve de la pandémie. Le manque initial d’anticipation, de coopération et surtout de coordination durant le mois de février, alors que l’Italie plongeait dans le chaos sanitaire, repose la question de l’échange de données en temps réel et celle de la mise en commun des moyens de protection lorsque survient un tel séisme.
Mais il est faux de dire que le repli sur soi-même et le verrouillage de son territoire sont le remède à tous les maux. La pandémie vient à l’inverse de démontrer que, dans le strict respect des traités, la libre circulation peut être ponctuellement limitée sans être abandonnée. Cette résilience de l’espace Schengen chahuté par le Covid-19 apporte donc la preuve qu’il n’est pas une menace pour la sécurité nationale. Et qu’il mérite, moyennant réforme, d’être défendu.
FSPI : Les débuts de la crise du coronavirus ont vu les Etats membres de l’UE réagir en ordre dispersé avec relativement peu de solidarité envers les pays les plus touchés et des divisions sur le plan financier entre les « frugal four » emmenés par les Pays-Bas et les pays du « Club Med » soutenus pas la France. Pour faire face à ces déficits, un rebond européen apparaît nécessaire et urgent. Ainsi la nouvelle Commission veut ajouter de nouvelles priorités pour renforcer la souveraineté européenne face aux Etats-Unis et à la Chine dans les industries stratégiques et a présenté un ambitieux « Green Deal » pour faire de l’Union le leader mondial dans la lutte contre le changement climatique. Quelles sont les chances selon vous de voir ce rebond s’opérer ? Quel rôle devra jouer à cet égard le couple franco-allemand ? Aura-t-il la capacité d’entente et d’impulsion suffisante pour ce faire ?
Richard Werly : Les chances de succès sont bonnes. Mais à l’heure où je réponds à cette question, le sommet européen sur la relance se tient à Bruxelles. Attendons d’en voir les résultats…
FSPI: A défaut de pouvoir créer une capacité permanente d’endettement mutualisé de l’Union européenne (« coronabonds ») visant à faire profiter les Etats les plus endettés de la caution des pays les mieux dotés et face à la ferme opposition de certains états membres, Emmanuel Macron et Angela Merkel sont tout de même parvenus à proposer un fonds de relance européen doté de 500 milliards d’euros, soit trois fois le budget de l’UE. Dans l’esprit de ces initiateurs, ce mécanisme sans précédent vise à redonner confiance dans la capacité de l’Europe à préserver la solidarité entre Etats membres. Comment évaluez-vous les chances de voir ce fond être mis sur pied, alors que les Etats qui font opposition sont très réticents à subventionner les pays les plus atteints par la crise sanitaire ?
Richard Werly : L’idée d’un endettement commun ciblé pour la relance de l’économie européenne me parait acquis. Même les pays «frugaux» souscrivent à cette obligation d’un effort commun. Il me semble que les difficultés portent davantage aujourd’hui sur les conditions d’octroi des financements, et sur les conditionnalités liées au déboursement de ces fonds.
FSPI : La crise du Covid-19 a mis en lumière les risques en matière d’inégalités sociales liées notamment à la digitalisation (accès à l’enseignement en ligne, impact des méthodes de travail sur l’emploi), la forte interdépendance fruit de la globalisation (matériel sanitaire et médicaments), la démocratie et l’Etat de droit (droit d’urgence restreignant la liberté, possible traçage des personnes dans le cadre du dé-confinement) ou encore la crise économique et financière qui s’en est suivi. Quelles leçons l’UE doit-elle en tirer sur le plan institutionnel et quant aux politiques conjointes à mener à l’avenir ?
Richard Werly : Je ne pense pas, contrairement à ce que votre question laisse penser, que cette crise du Covid 19 a profondément modifié les défis auxquels l’UE fait face. Le seul élément nouveau est la nécessité d’une meilleure coordination sanitaire. Là, nous allons voir ce que l’Union peut proposer. Pour le reste, les défis étaient là avant. Ils demeurent.
FSPI : Si la Suisse a fait le choix de ne pas appartenir à l’UE, elle a un intérêt à un partenariat dynamique et solidaire pour la défense de ses intérêts. Qu’il s’agisse du maintien de sa place économique et de la concurrence technologique, mais aussi de la lutte contre le terrorisme et les changements climatiques, de la gouvernance digitale ou encore la gestion des migrations. Comment la poursuite de la voie bilatérale, seule alternative pour la majorité des citoyens(nes) suisses permettant à la fois de profiter d’une intégration économique, tout en relevant conjointement avec les pays de l’UE les défis socio-économiques et politiques du continent est-elle perçue à Paris et Bruxelles ?
Richard Werly : La Suisse peut tirer profit de cette crise du Covid 19, surtout si l’essentiel de l’action communautaire porte sur la relance économique. La Confédération est un partenaire fiable. Nous sommes le troisième partenaire commercial de l’UE après la Chine et les Etats Unis. Nous sommes membres de l’espace Schengen. Nous sommes des partenaires compliqués, difficiles, sourcilleux mais fiables. C’est cette ligne que la Suisse doit continuer d’adopter. Mais bien sûr, cela s’avérera impossible si l’initiative de l’UDC est adoptée en septembre. Dans ce cas, beaucoup de choses changeront à un moment où l’Union a d’autres choses à faire que de s’occuper des préoccupations helvétiques…