Interview de Madame Tatiana Valovaya, Directrice-générale de l’Office des Nations Unies à Genève
Interview de Madame Tatiana Valovaya, Directrice-générale de l’Office des Nations Unies à Genève, le 29 octobre 2020
FSPI : Récemment nommée au poste de Directeur de l’Office des Nations Unies à Genève vous amenez un regard nouveau sur le système des Nations Unies. Pourriez-vous partager certaines de vos premières impressions ? Le fait que vous soyez la première femme nommée à ce poste fait-il peser des responsabilités particulières sur vos épaules ?
C’est un grand honneur, un privilège et une grande responsabilité pour moi de diriger l’Office des Nations Unies à Genève. J’ai travaillé toute ma vie professionnelle dans le domaine des relations internationales, en particulier des relations économiques internationales. J’ai collaboré étroitement avec diverses organisations du système des Nations Unies, telles que la CNUCED et la CEE-ONU. Toutefois, quand je suis arrivée ici, il s’est avéré que je connaissais peut-être 10 % de ce que font les Nations Unies. J’ai été surprise par l’ampleur de notre mandat, le haut niveau d’expertise et la variété des tâches accomplies par notre personnel dévoué. En outre, une grande partie de notre travail ne serait pas possible sans le soutien des États membres, les fondateurs de l’Organisation, et de nos partenaires engagés – les autres organisations du système des Nations Unies, la société civile, les entreprises et bien d’autres acteurs encore.
Beaucoup de gens ne sont pas conscients de l’ampleur du mandat des Nations Unies, c’est un signe puissant que nous devons mieux communiquer sur notre travail. Cela permet au grand public de prendre conscience de la valeur du multilatéralisme.
Être la première femme Directrice générale de l’Office des Nations Unies à Genève est, bien sûr, un grand honneur et en même temps, une grande responsabilité. Pendant de nombreuses années de ma carrière, j’ai travaillé dans des sphères dominées par des hommes. La réalisation de l’égalité des sexes au sein de l’organisation et au-delà est une question qui me tient à cœur. Il est évident que nous n’atteindrons aucun de nos objectifs si la moitié de l’humanité est laissée de côté. Je soutiens pleinement la politique stratégique du Secrétaire général visant à atteindre la parité des sexes dans l’organisation et j’en ai fait l’une de mes priorités en occupant ce poste.
FSPI : Alors que le nationalisme et le protectionnisme se développent dans le monde, comment convaincre l’opinion publique que le multilatéralisme reste essentiel pour résoudre des problèmes de notre époque tels que les pandémies, les crises climatiques ou les inégalités socio-économiques persistantes ?
Je pense que nous avons de bonnes raisons d’être optimistes : l’histoire a déjà montré comment les crises existentielles ont conduit à davantage de coopération. Les défis du XXIe siècle, tels que les pandémies, les crises climatiques, la pauvreté et les inégalités, les conflits, les flux de réfugiés et les nouvelles technologies, ont tous trois choses importantes en commun : ce sont des défis transfrontaliers, ils sont de plus en plus interconnectés et complexes, et ils touchent la vie de tous. Il ne fait aucun doute que la manière la plus efficace de relever ces défis mondiaux est de trouver des solutions internationales.
Néanmoins, convaincre le public de la valeur du multilatéralisme est une tâche complexe. Nous devons communiquer les succès, les bonnes pratiques et les idées novatrices du multilatéralisme. En parallèle, le public doit être partie prenante à la résolution des problèmes et à la prise de décision. Ces changements exigent des dirigeants mondiaux qu’ils renouvellent leurs engagements en faveur du multilatéralisme. Les États membres doivent réaffirmer l’importance de la coopération internationale et ses avantages concrets.
FSPI : Le sondage UN75 auquel a répondu près d’1,2 million de personnes, reflète les inquiétudes des nouvelles générations, notamment concernant les crises climatiques, l’accès à la santé ou l’éducation. 75 ans après sa création, comment l’ONU peut-elle répondre afin de faire face aux défis du 21ème siècle ?
Nous avons fait la promesse aux générations futures de relever les défis mondiaux tels que la crise climatique, les questions de santé ou les inégalités. Les jeunes sont à juste titre insatisfaits car nous n’avons pas fait assez de progrès concernant la lutte contre le changement climatique. Il en est de même pour l’atteinte des objectifs du développement durable. Néanmoins, les résultats des dialogues de l’ONU75 sont encourageants – 74 % des personnes interrogées considèrent l’ONU comme essentielle pour relever des défis tels que le changement climatique, les conflits ou les inégalités. J’ai pleinement confiance dans la capacité des Nations Unies à tenir cette promesse.
Pendant la pandémie, l’importance des Nations Unies a été clairement mise en évidence: pour relier les diverses parties prenantes, promouvoir la coopération, donner une voix à ceux qui ne sont pas entendus et aider les plus vulnérables. Nous bénéficions d’une expertise technique au sein de l’organisation, et par l’intermédiaire de nos partenaires et des parties prenantes. Nous devons simplement trouver des moyens plus efficaces de l’utiliser et de le montrer.
Les Nations Unies doivent devenir plus inclusives et s’engager davantage dans la vie de tous. Je pense que si nous faisons bon usage du moment présent – en nous appuyant sur la volonté politique, la détermination et le financement des États membres, mais aussi d’autres acteurs nouveaux – nous pourrons tenir notre promesse aux générations futures.
FSPI : Il existe un fort consensus autour de l’idée que, pour faire face aux défis du 21ème siècle et restaurer la confiance en la gouvernance mondiale, la communauté internationale devrait se doter des moyens de créer un multilatéralisme plus inclusif et plus efficace. Quels sont selon vous les principales formes que le dit « nouveau » multilatéralisme devrait adopter ?
Un multilatéralisme plus inclusif devrait s’appuyer sur l’expertise d’une variété d’acteurs. Les États resteront les principaux acteurs au niveau international, mais nous devons inclure les acteurs locaux et régionaux, la société civile, le monde des affaires, les universités et bien d’autres encore. Nous devons également impliquer davantage les voix souvent non entendues. Cela inclut les États, qui doivent être pris en compte indépendamment de leur taille et de leur puissance économique, ainsi que les plus vulnérables, tels que les femmes, les enfants et les minorités.
Pour être plus efficaces, nous devons rassembler les différents acteurs et communautés pour qu’ils se nourrissent et s’inspirent mutuellement et créent de meilleures solutions. Nous avons également besoin que le système international, y compris le fonctionnement des Nations Unies, soit plus proche des personnes que nous servons, afin de permettre l’innovation et les partenariats. Nous devons utiliser les outils qu’offrent les progrès du XXIe siècle. Les solutions technologiques peuvent faciliter le partage, le dialogue et l’inclusion.
La pandémie a prouvé que nous sommes capables d’apporter des changements transformateurs, presque du jour au lendemain. Elle a mis en évidence les conséquences du changement climatique, les inégalités, la santé et d’autres défis. En sommes, elle a imposé une digitalisation plus rapide de nos emplois et de nos méthodes de travail. Nous sommes prêts à vivre à l’ère du numérique et à soutenir la coopération internationale de manière virtuelle.
FSPI : Les experts connaissent bien le rôle crucial joué par la Genève internationale dans un très grand nombre de domaines de notre vie quotidienne. Pourtant, très peu de personnes en dehors du système des Nations Unies n’en sont conscientes. Comment dès lors améliorer la communication et l’image du système de l’ONU ?
La communication est un aspect important de notre travail, et nous essayons d’utiliser une variété de moyens pour communiquer avec divers publics. Mais, sans aucun doute, nous devons faire plus pour aller vers les gens, trouver des moyens de les engager de manière significative et leur expliquer ce que nous faisons.
Je suis déçue de ne pas avoir pu organiser cette année une journée portes ouvertes à Genève, comme cela s’est fait en 2015 et 2017. Ces journées avaient donné l’opportunité à des milliers de Genevois, de Suisses et d’autres visiteurs de nationalités différentes de venir au Palais des Nations pour découvrir ce qui se fait derrière nos murs. En temps normal, les visiteurs peuvent visiter du Palais des Nations et découvrir la riche histoire de la Société des Nations et de l’ONU. Nous continuerons d’accueillir le grand public dans nos locaux dès que cela sera possible.
Communiquer souvent et bien, c’est important, car les travaux de l’ONU – et surtout les travaux de l’ONU au sein de la Genève internationale ont un impact sur la vie de tous les jours et de tout le monde. Il est important que les gens le ressentent. On le voit très bien aujourd’hui, avec l’Organisation mondiale de la Santé et la lutte contre la Covid-19 ou avec l’Organisation internationale du Travail, qui se bat au quotidien pour défendre le droit du travail.
Nous misons beaucoup aussi sur la communication vers l’extérieur. Je crois que des initiatives comme les projections Ciné ONU, les expositions, les événements liés aux journées internationales, les échanges avec la population, et le recours à des moyens de communication innovants contribuent à amplifier nos messages et atteindre de nouveaux publics. Nous nous appuyons sur de nombreuses initiatives de communication créatives pour démontrer l’impact collectif de la Genève internationale sur le monde qui nous entoure.
FSPI : Alors que la crise sanitaire pourrait se prolonger encore longtemps, elle a démontré à l’envi combien le multilatéralisme, la coopération et l’échange d’informations, dans le cadre notamment de conférences -qui sont le pilier du fonctionnement des organisations internationales- sont essentiels pour répondre aux défis du XXIème siècle. La Genève internationale et les formes de gouvernance qui y sont pratiquées vont-t-elles changer avec le Covid-19 ? Par ailleurs, la Genève internationale est-elle à l’heure actuelle suffisamment équipée pour répondre aux besoins d’un nouveau multilatéralisme ?
Les effets de la pandémie sont ressentis dans toute la Genève internationale. Mais je crois que nous sommes bien placés pour la transition vers une nouvelle forme de multilatéralisme.
Nous sommes à l’avant-garde des questions les plus urgentes de notre temps : des sujets aussi variés que la conception et l’adoption de normes technologiques, de mesures sanitaires ou des ententes internationales sont traités dans les rencontres multilatérales de Genève.
Genève, et la Suisse, disposent d’une grande réputation en tant que lieux où les échanges et les discussions peuvent se dérouler dans la plus grande confiance et la neutralité. Le multilatéralisme inclut non seulement les représentants des pays mais également des organisations non gouvernementales, d’autres institutions internationales, des universités et des acteurs du secteur privé.
En tant que centre d’innovation multilatéral, nous pouvons également jouer un rôle de premier plan dans les conférences hybrides, la diplomatie virtuelle et les progrès techniques. Pendant cette pandémie, nous avançons déjà vers des réunions virtuelles et hybrides, comme avec le Conseil des droits de l’homme ou la Conférence du désarmement. Les formats virtuels nous permettent de devenir plus inclusifs et de diversifier les voix au sein de nos discussions.
Je suis convaincue que la Genève internationale deviendra plus forte dans la période à venir. Nous avons encore beaucoup à faire sur le plan de la santé, des droits de l’homme, du développement durable, du désarmement, et de la paix.
FSPI : L’Agenda 2030 et les objectifs de développement durable sont un appel sans précédent à l’action au niveau international pour éliminer la pauvreté, protéger la planète et améliorer le quotidien de toutes les personnes partout dans le monde. Leur adoption en 2015 est le fruit exemplaire d’un multilatéralisme inclusif. Or, il apparaît que la rapidité et l’ampleur des mesures prises pour atteindre les ODD demeurent jusqu’ici assez largement insuffisantes. Quelles perspectives dressez- quant à leur mise en œuvre d’ici à 2030 ? Quel rôle voyez-vous à cet égard pour le pôle de la diplomatie multilatérale qu’est Genève ?
Les Nations Unies furent toujours transparentes sur l’état des promesses mondiales faites aux générations futures. Avant même que la crise du Covid-19 ne nous frappe, nos progrès étaient insuffisants, tant pour atteindre les objectifs du développement durable que pour mettre en œuvre l’Accord de Paris. La pandémie a également révélé la fragilité de notre société et elle a montré que la planète réagit positivement si l’activité humaine ralentit. Il existe maintenant une précieuse occasion de reconstruire en mieux – nous avons besoin d’un monde plus durable et plus juste.
Afin de tenir ces promesses, les États membres doivent intensifier leurs actions. Dans son discours à l’Assemblée générale à l’occasion du 75e anniversaire des Nations Unies en septembre dernier, le Secrétaire général a lancé un appel vigoureux à la communauté internationale. Il a dit : « Les États Membres ont créé l’Organisation des Nations Unies et ont le devoir de la soutenir, de la nourrir et de lui fournir les outils nécessaires pour faire une différence ».
Les Nations Unies à Genève jouent un rôle central dans la création d’un nouvel élan pour les objectifs mondiaux. La ville est un pôle de multilatéralisme et d’expertise en matière de développement. Elle accueille une multitude de missions permanentes des États membres, d’agences des Nations Unies, de multiples ONG, du secteur privé et d’institutions universitaires. Le SDG Lab, une plateforme intégrée dans mon bureau, peut aider les États membres et d’autres partenaires à mettre en œuvre les 17 objectifs de développement durable. Nous avons de nombreux autres exemples : de la coopération entre les organisations des Nations Unies aux initiatives communes des États membres, en passant par l’engagement exceptionnel des ONG.
FSPI : L’implication de la communauté scientifique dans la recherche de solutions globales aux défis émergents est apparue encore plus nécessaire à la lumière de la crise sanitaire actuelle et à l’instar de la lutte contre le changement climatique. Comment évaluez-vous la contribution de la science et de la technologie au façonnement du futur de la planète (N.B. : but de la nouvelle Fondation Geneva Science and Diplomacy Anticipator) ?
Les mois passés nous ont montré l’immense valeur de la science
ainsi que l’importance de la lier à des décisions politiques efficaces pour prévenir la propagation de la pandémie. Les traitements et les vaccins sont nécessaires pour sauver des vies. Nous avons vu la pertinence des informations vérifiées et de l’accès à l’éducation.
Les avantages de la science vont bien au-delà de la lutte contre la pandémie du Covid-19. Sans approche scientifique, les défis du XXIe siècle, tels que la réalisation des objectifs de développement durable, la lutte contre le changement climatique, les inégalités et la pauvreté, ne seront pas résolus. Nous avons donc besoin de ces connaissances scientifiques afin de les mettre à disposition de tous.
À bien des égards, la Genève internationale joue un rôle pionnier dans ce domaine. La ville est un centre d’expertise technique et scientifique, d’innovation et de collaboration – entre les gouvernements et les organisations internationales, telles que l’OMS, l’UIT ou l’OMM, les instituts de recherche comme l’Université de Genève et le CERN, les organisations de la société civile et le secteur privé. La nouvelle Fondation Geneva Science and Diplomacy Anticipator ici à Genève est un autre excellent exemple de coopération intersectorielle en réunissant l’expertise des scientifiques et des diplomates. Nous avons besoin de plus d’initiatives de ce type.
FSPI : Votre pays d’origine entretient des liens très anciens avec Genève mais également avec le multilatéralisme (deux de vos prédécesseurs à la tête de l’ONUG étaient russes), existe-il une vision russe du multilatéralisme et quelles sont ses priorités ?
La Russie est une fervente partisane de la diplomatie multilatérale et des Nations Unies. À Genève, elle lance et soutient de nombreuses initiatives dans beaucoup de domaines – du désarmement à l’économie, en passant par l’environnement et les droits de l’homme, pour n’en citer que quelques-uns.
Quand j’étais encore fonctionnaire russe, j’ai travaillé à développer de nouvelles structures multilatérales, notamment au sein de la Commission économique eurasiatique. Selon notre modèle, toute puissance a le même droit de vote, le même poids, indépendamment de sa puissance économique. Cela permettra de créer davantage de confiance, de stabilité.