Interview de Monsieur Itonde Kakoma, Président d’Interpeace, dans le cadre de sa venue au FSPI en mars 2024 et de sa présentation « Peacebuilding and multilateralism : making a compelling case for peace in contemporary times ». 

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Voilà maintenant 30 ans que Interpeace est engagée dans les processus de paix. Pouvez-vous nous dire si la multiplication des risques sécuritaires émergents dans le cadre des conflits internes a eu un impact sur sa stratégie et son approche dite Track 6 ? Par ailleurs, en quoi l’action de celle-ci se distingue des nombreuses autres ONG actives en matière de paix et sécurité ?

La multiplication des conflits internes n’a fait que confirmer l’approche d’Interpeace qui insiste sur l’implication de tous les acteurs des sociétés en proie à la guerre dans la résolution des conflits, afin d’atteindre une paix durable. Placer les populations locales au cœur des efforts est essentiel pour adresser de manière pérenne les causes profondes des tensions. Aucun groupe, en particulier ceux traditionnellement exclus des pourparlers, ne doit être négligé.

Plutôt que de favoriser la confrontation, la quête incessante d’un dialogue constructif entre les différentes composantes d’un pays, qu’il s’agisse des dirigeants, des communautés, des leaders d’opinion ou des ONG, offre la perspective d’une paix durable. C’est là la valeur ajoutée du Track 6, cette articulation entre les Tracks 1, 2 et 3, que Interpeace met en œuvre depuis 30 ans. Pour que ce processus fonctionne, il est impératif de rétablir la confiance entre toutes les parties prenantes, condition sine qua non pour prévenir toute reprise de conflit dans un pays.

 

La Suisse qui est un de vos principaux donateurs, s’engage en faveur du traitement du passé dans le cadre de la promotion de la paix, tout en favorisant la réconciliation après de graves violations des droits de l’homme ou du droit international humanitaire. C’est dans cet esprit qu’elle a soutenu l’engagement d’Interpeace au Rwanda en faveur de la réconciliation entre ethnies après le génocide des Tutsis au début des années 1990 qui a été rendue très compliquée par les gouvernements successifs qui ont instrumentalisé la question ethnique pour diviser. Quelle contribution effective votre organisation a pu lui apporter et quels résultats avez-vous pu obtenir ?

Interpeace soutient de nombreux acteurs locaux au Rwanda depuis de très nombreuses années. Dans le passé, nous avons collaboré avec Never Again Rwanda, par le biais de discussions diffusées sur des radios communautaires, pour favoriser l’engagement des citoyens aux prises de décision à tous les niveaux de l’Etat. Des efforts ont aussi été menés pour encourager le dialogue entre les membres de la population, y compris les survivants du génocide, afin de prévenir toute escalade de désaccords vers la violence.

Ces dernières années, la sortie de prison de personnes ayant été impliquées dans des atrocités, ou associées à celles-ci, a nécessité une préparation minutieuse, tandis que de nombreux Rwandais continuent de souffrir des séquelles mentales du génocide. C’est dans ce contexte qu’Interpeace et ses partenaires s’emploient à faciliter la réintégration de ces anciens détenus. Depuis 2020, un projet pilote a été mis en œuvre dans le district de Bugesera. D’une part, un programme d’accompagnement visant à créer des opportunités professionnelles pour les détenus libérés a été lancé en milieu carcéral. D’autre part, à l’extérieur, des approches thérapeutiques collectives ont été mises en place pour permettre à chacun d’exprimer ses souffrances. Une clinique mobile en santé mentale a été déployée, ainsi que des motos pour assurer un meilleur accès aux soins dans les hôpitaux et centres de santé de la région. De plus, des tablettes ont été fournies pour améliorer la collecte et la préservation des données concernant les patients de ce territoire.

Pour plus d’informations, vous pouvez consulter le lien suivant : https://www.interpeace.org/mhpss-rwanda/

 

Certains acteurs de la Genève internationale sont assez critiques à l’égard des ONG engagées dans la promotion de la paix considérant qu’elles fonctionnent encore trop en silos. Selon vous la mise en œuvre des Objectifs du développement durable qui illustrent bien l’interconnexion des problèmes n’était-elle pas une aubaine pour la Genève internationale qui a pour ambition de mettre en place une meilleure gouvernance, plus transversale ?

Interpeace partage l’objectif de renforcer les liens entre les organisations œuvrant dans les domaines de la consolidation de la paix, de l’action humanitaire et du développement. Bien que cet objectif ait été énoncé pour la première fois lors du Sommet mondial humanitaire en 2016, sa pleine mise en œuvre demeure encore largement perfectible. Dans cette optique, Interpeace a lancé l’initiative « Proactivité pour la paix », visant à rapprocher ces différents acteurs afin d’apporter une contribution transversale au Programme 2030 et en particulier à l’objectif 16 des ODD : celui de promouvoir une paix durable, la justice et des institutions solides. Pour toute information complémentaire, vous pouvez consulter le lien suivant : https://www.interpeace.org/fr/peace-responsiveness/

La responsabilité de rechercher la paix ne peut être confiée uniquement aux entités spécialisées dans ce domaine. L’initiative « Proactivité pour la paix » vise à renforcer les capacités des institutions humanitaires et de développement opérant dans des pays en conflit, afin qu’elles contribuent activement à la promotion de la paix dans leurs opérations techniques. Cette initiative encourage ces institutions à intégrer une approche sensible aux conflits dans l’ensemble de leurs politiques et activités auprès des populations affectées. De plus en plus d’organisations expriment leur intérêt pour cette collaboration, et la Genève internationale offre un écosystème particulièrement propice à cette initiative.

 

Etes-vous de ceux qui pensent comme beaucoup d’experts en promotion de la paix et de la sécurité que les enceintes internationales issues de la Seconde Guerre mondiale ne sont pas adaptées au monde actuel ? Si oui, estimez que les solutions innovantes sont à rechercher auprès du secteur prive en l’impliquant davantage en faveur de la paix ? A cet égard, comment évaluez-vous l’apport du World Economic Forum ?

Les dynamiques des conflits, ainsi que les stratégies pour y répondre, ont considérablement évolué au XXIe siècle ; un exemple de ces changements est la participation croissante des groupes armés non étatiques. Les enceintes intergouvernementales gardent un rôle et une place centrale dans la gestion des enjeux de paix et sécurité internationaux, et l’accord céréalier de la mer Noire, bien que temporaire, en est un exemple récent. Dans ce contexte, le secteur privé, dont les activités peuvent influer sur facteurs de conflictualité, doit contribuer de manière croissante à la mise en œuvre de solutions durables et à la consolidation de la paix. Cependant, il est essentiel que les acteurs du secteur privé aient confiance dans la situation des pays pour prendre des décisions de financement qui favorisent la paix.

C’est dans cette perspective qu’Interpeace a récemment lancé « Finances pour la paix », une initiative qui réunit investisseurs, entreprises, organismes de standardisation, institutions de financement du développement, gouvernements, acteurs de la consolidation de la paix et du développement, société civile et communautés locales. L’objectif de cette initiative est de créer un marché financier propice à la paix, en atténuant les perceptions de risque dans les pays vulnérables qui pourraient dissuader certains acteurs économiques d’investir. Cette initiative promet de mettre en place des principes directeurs et des solutions innovantes. Pour en savoir plus, vous pouvez consulter le site https://financeforpeace.org/

Toutes les initiatives visant à encourager une plus grande implication du secteur privé, pourvu qu’elles tiennent compte des besoins et de la participation des communautés locales, méritent d’être saluées. Le Forum économique mondial, qui réunit une diversité d’entités et de décideurs, peut jouer un rôle crucial à cet égard. Je participe toujours avec plaisir aux discussions organisées par le Forum auxquelles je suis convié.

 

Vous êtes récemment revenu d’une mission en Somalie ou vous avez conclu un accord de partenariat stratégique de consolidation de la paix avec les autorités somaliennes. Pouvez-vous dire quels sont les principaux axes de cette coopération visant à promouvoir la réconciliation nationale ? 

La Somalie est l’un des programmes les plus anciens et parmi les plus actifs de notre organisation. Interpeace a lancé son programme somalien dans la partie nord-est de la Somalie en 1996 ; puis le programme s’est étendu au Somaliland en 1999 et au sud de la Somalie en 2000.

Dans le contexte actuel, marqué par une offensive et des gains territoriaux réalisés par le gouvernement, les autorités somaliennes sont particulièrement conscientes de l’importance de capitaliser sur ces gains récents et de poursuivre les efforts de consolidation de la paix et de réconciliation nationale, notamment dans les territoires récemment libérés. Dans cette perspective, au cours de ma mission en Somalie, nous avons signé un mémorandum d’accord avec le ministère des Affaires intérieures et de la Réconciliation pour renouveler notre partenariat. Notre contribution s’articulera autour d’un soutien substantiel au Cadre de réconciliation nationale, en accompagnant le ministère dans sa mise en œuvre, par exemple en facilitant l’établissement d’un Institut de dialogue national, ainsi que d’un partage d’expérience, notamment en s’inspirant des travaux de la Commission vérité, justice et réconciliation au Rwanda.

 

Alors que l’approche sécuritaire ne semble pas avoir contribué de manière déterminante jusqu’ici au rétablissement d’une paix durable en RDC et que la force de maintien de la paix des NU (Monusco) a bien de la peine à contrôler la plus grande partie du territoire, quelle est l’approche préconisée par Interpeace pour restaurer la paix en RDC ?

Face aux défis de sécurité en République Démocratique du Congo (RDC), Interpeace préconise une approche inclusive et multi-acteurs pour prévenir les conflits et restaurer la paix de manière durable. Nous nous concentrons sur le renforcement de la résilience des individus, en particulier des femmes et des jeunes, ainsi que des communautés et des institutions, afin de générer des solutions locales aux problèmes prioritaires en matière de paix. Notre expérience de plus de douze ans en RDC nous a permis de développer une méthodologie novatrice basée sur un dialogue à trois niveaux, impliquant les communautés locales, la société civile et le gouvernement, avec pour objectif de réduire l’horizontalité des relations entre ces niveaux.

Un exemple concret de notre méthode est notre intervention à Ikassa, où nous avons établi des espaces de dialogue et impliqué le gouvernement dans des programmes de paix et de cohésion sociale. Cette approche a facilité l’émergence d’un consensus sur les priorités de paix et les actions à entreprendre, en prenant en compte les besoins exprimés par les communautés locales, les autorités provinciales et les responsables nationaux. Ces priorités ont été ensuite traduites au niveau programmatique pour intégrer les actions des acteurs des secteurs du développement et de l’action humanitaires impliqués dans le processus de paix.

Nous avons identifié que l’un des principaux obstacles à la stabilité en RDC réside dans la gestion des espaces frontaliers, alors que le mandat de la MONUSCO est circonscrit au territoire national. Pour relever ce défi, nous plaidons en faveur d’une stratégie et d’une coordination régionale renforcée pour aborder les conflits transfrontaliers, notamment en collaborant avec des partenaires régionaux tels que la Communauté économique des pays des Grands Lacs et la Conférence internationale sur la région des Grands Lacs. Au cours des douze dernières années, Interpeace a développé un programme de dialogue transfrontalier pour la paix et la stabilité dans la région des Grands Lacs, en collaboration avec les autorités locales, régionales et nationales, qui fonctionne comme un outil efficace de prévention des conflits et de plateforme de discussion inclusive entre les populations et les autorités pour prévenir l’escalade des tensions.

Enfin, nous soulignons l’importance d’une transition réussie de la MONUSCO en RDC, en préconisant des consultations inclusives et un plan d’action assorti d’un budget adéquat pour renforcer les capacités locales en matière de sécurité et de protection des populations.

 

Interpeace a pour but de renforcer la capacité des sociétés à gérer les conflits d’une manière pacifique, non-coercitive et d’assister la communauté internationale, en particulier l’ONU lorsqu’elle œuvre à la consolidation de la paix. Elle est un des acteurs globaux les plus importants dans ce domaine, permettant de rassembler les acteurs de la communauté internationale, les gouvernements, la société civile et les communautés locales afin de répondre aux défis sécuritaires et de construire une paix durable. Quels sont les processus de paix auxquels votre organisation a-t-elle pu contribuer de manière la plus déterminante au cours de ces dernières décennies ?

Deux exemples peuvent ici illustrer notre action. En Colombie, suite à la signature des accords de paix, une unité spéciale au sein de la police, dénommée UNITEP, a été créée avec le mandat de mettre en œuvre la composante sécurité policière des accords. Étant donné la militarisation prédominante, la police colombienne était traditionnelement limitée dans son rôle. L’accord de 2016 a marqué un tournant dans la réforme de la sécurité et de la police. Forte de vingt années d’expérience dans le domaine de la réforme du secteur de la sécurité, notre organisation a été sollicitée pour contribuer au processus de paix en Colombie. Interpeace a apporté son soutien à la redéfinition de rôle de la police dans le cadre de la mise en œuvre des accords de paix, en collaborant étroitement avec les forces de police. Une réussite majeure de cette intervention concerne le soutien aux victimes, en particulier aux femmes victimes de violences, un domaine où la police était initialement peu équipée pour intervenir, notamment en cas de violences sexuelles. Interpeace a travaillé à renforcer la confiance entre les victimes et la police, garantissant une prise en charge adéquate des femmes, notamment grâce à un programme de formation et de sensibilisation du personnel et des membres de la communauté ainsi qu’au recrutement de policières et à la nomination de points focaux genre.

Par ailleurs, au Kenya, dans la vallée de Seguta, communément appelée la vallée de la mort en raison de la violence qui y sévit, Interpeace a joué un rôle crucial en facilitant la négociation de cessez-le-feu locaux. Interpeace a accompagné la mise en place de comités de suivi des cessez-le-feu, avec la formation de garants chargés de surveiller leur mise en œuvre et d’agir comme des mécanismes d’alerte précoce en cas de soupçon de violence, contribuant ainsi à la prévention des conflits. Après notre intervention, la violence a considérablement diminué, et les retombées de cet accord de paix ont été significatives : pendant quinze ans, aucun acteur du développement, de la santé ou de l’éducation n’avait pu opérer dans la région en raison de la militarisation. Avec la mise en place de ces configurations, les acteurs de la paix ont pu revenir, et pour la première fois en vingt ans, la population a eu accès à des services de base, notamment en matière de santé. Les militaires ont également exprimé leur volonté de contribuer à la reconstruction des infrastructures, ouvrant ainsi la voie à un sentier de développement prometteur pour la région. Par ailleurs, les forces armées kényanes utilisent la méthodologie de cette intervention comme modèle pour concevoir leur engagement actuel avec les communautés locales.