Interview de l’Ambassadeur Michel Duclos, Conseiller spécial et Resident Senior Fellow, Géopolitique et diplomatie de l’Institut Montaigne, et essayiste, dans le cadre de sa venue au FSPI en septembre 2024 et de sa présentation « Quelle diplomatie pour la France dans le nouveau contexte politique intérieur ? ».

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La plupart des analystes politiques sont d’avis que lors des cohabitations qu’a connues la Vème République jusqu’ici, le domaine dit réservé du Président en matière de politique étrangère et le moindre rôle joué en politique française par la politique extérieure se sont inscrites dans une tradition bien établie. Estimez-vous que ces deux constantes pourraient ne pas se répéter à l’occasion de la nouvelle cohabitation qui se profile ? Si oui, pourquoi ?

Il ne semble pas que la politique étrangère ait joué un rôle déterminant dans les dernières élections ; notons cependant que celle-ci ne bénéficie plus d’un consensus aussi large qu’auparavant, ce qui peut en effet constituer une différence avec les premières phases de la Vème République. S’agissant du domaine réservé, il a été respecté – avec des accrocs cependant – lors des précédentes cohabitations (sous François Mitterrand, puis Jacques Chirac), notamment parce que le parti détenant Matignon (le poste de Premier Ministre) souhaitait accéder à l’Elysée et donc n’avait pas intérêt à mettre en cause le rôle directeur du président en matière de politique étrangère dont il escomptait bénéficier par la suite.

Si le Rassemblement National était parvenu à diriger le gouvernement, peut-être serait-il allé au conflit avec le président sur ces sujets, pour des raisons diverses. Avec Michel Barnier, ce ne devrait pas être le cas, bien que celui-ci ait déjà noté qu’il n’y avait pas de « domaines réservés » mais des « domaines partagés ». Sur certains sujets, notamment s’agissant de l’Europe, le Premier Ministre Barnier voudra probablement imprimer sa marque. Ce sera d’autant plus le cas que sur un sujet majeur avec Bruxelles – la direction à donner à notre trajectoire budgétaire pour la mettre en conformité avec les normes européennes – il s’agit d’une compétence relevant du gouvernement, et d’ailleurs du Parlement.

Dans votre ouvrage sur la Diplomatie française, vous relevez que le Président Macron a souvent évoqué jusqu’ici la question européenne pour exploiter le clivage entre eurosceptiques et pro-européens qui traverse les diverses formations politiques ; il est aussi convaincu que seule une relance puissante de l’Europe peut apporter une réponse aux populistes. Or force est de constater qu’à l’issue des dernières élections législatives, le futur gouvernement ne sera vraisemblablement plus en capacité de conduire une politique européenne constructive. Ainsi – vous y avez déjà fait allusion – la France sera-t-elle en mesure de respecter pleinement ses engagements dans les domaines budgétaire et fiscal notamment ? Dans la négative, certaines réformes économiques et monétaires de l’UE ne devraient-elles pas en conséquence être retardées ?

Je ne crois pas que la France ne sera pas en mesure de mener une politique constructive vis-à-vis de l’Europe. Elle est handicapée certes par sa situation financière et par ses difficultés de politique intérieure ; en contrepartie, les idées qu’elle a défendues notamment sous M. Macron, ont progressé en Europe, elles sont devenues presque « mainstream » : ainsi le rapport Draghi représente dans l’ensemble une sorte de manifeste élaboré et systématique tout à fait dans la ligne de la philosophie défendue par Emmanuel Macron. Ce qui va constituer le point d’achoppement à la proposition phare de M. Draghi – un grand emprunt européen annuel de 750 à 800 milliards d’euros – c’est l’Allemagne, ce n’est pas la France.

La construction européenne a été largement dépendante jusqu’ici de la relation entre Paris et Berlin, en dépit des changements de gouvernements dans les deux pays et des sujets de friction qui s’en suivirent. Si l’Allemagne et la France deux pays ont le plus souvent formé un binôme solide, en revanche le conflit russo-ukrainien a mis en lumière de profondes divergences en matière de politique de sécurité, la France étant favorable à une autonomie stratégique, alors que l’Allemagne recherche avant tout la protection américaine. La perspective d’un désengagement américain du continent européen, probable en cas de d’élection de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis, pourrait changer la donne de manière significative. Comment évaluez-vous les chances de voir le couple franco-allemand surmonter ses divergences, alors que le Président Macron et le Chancelier Scholz sont affaiblis sur leur front intérieur ?

Vous avez raison, c’est un problème majeur. Il appelle plusieurs éléments de réponse, mais je crains qu’il ne comporte pas de « silver bullet », de réponse magique.

D’abord, il n’est pas en soi malsain que le jeu européen se diversifie. Vous avez cité l’Ukraine : c’est un dossier sur lequel la Pologne, les pays scandinaves, les Baltes et d’autres ont beaucoup à dire. Sans compter, de l‘extérieur, le Royaume-Uni. Nous sommes aujourd’hui dans une Europe élargie dans laquelle le leadership est plus partagé qu’autrefois. Ensuite, le tandem franco-allemand fonctionne depuis toujours par à-coups, même dans les périodes fastes comme à l’époque Mitterrand-Kohl, ou Chirac-Schroeder. Aujourd’hui-même, souvenons-nous que la chancelière Merkel avait mis des années à réagir au discours de la Sorbonne de 2017 ; c’est à la suite de la crise du Covid que Berlin et Paris ont retrouvé une capacité d’impulsion commune, qui s’est traduite notamment par le grand emprunt de relance post-Covid et la centralisation de la vaccination au niveau de l’UE. Il faut donc viser une reconstitution sur un calendrier de plusieurs mois, voire plusieurs années, de la capacité de proposition franco-allemande.

Enfin, le paramètre américain est essentiel. Soyons sans illusion, un retour de Trump à la Maison Blanche, avec son agenda anti-européen, risque de provoquer un reflexe de chacun pour soi parmi les Européens, et donc une course à Washington en ordre dispersé. L’arrivée de Kamala Harris constituerait une bonne nouvelle, mais là aussi, ne rêvons pas, la courbe qui tend à éloigner l’Amérique de l’Europe ne sera pas inversée. Il y a donc besoin d’un sursaut européen qui aille au-delà du couple franco-allemand et qui soit à la fois une réaction et un accompagnement à un inévitable désengagement américain.

Le Général de Gaulle avait déclaré au moment de quitter l’Élysée que la France n’étant plus une grande puissance, il lui fallait une grande politique, sans quoi elle ne serait plus rien. Ainsi objectivement devenue une puissance moyenne, la France a toujours aspiré à un rôle international influent, tel le Président Macron dans sa posture à l’égard de la construction européenne et de la préservation du système multilatéral créé en 1945 notamment. La diplomatie française d’aujourd’hui est-elle encore adaptée aux réalités d’un monde devenu multipolaire ?

De la politique de la grandeur, il faut je crois retenir la volonté d’être exigeants vis-à-vis de nous-même et de nourrir une grande ambition. C’est un fait aussi que le monde aujourd’hui ne compte plus seulement quelques géants, dominant un camp socialiste d’un côté et un camp capitaliste de l’autre, sous le regard de non-alignés sans grande influence. Aujourd’hui, lorsque l’Inde, l’Arabie saoudite et la Turquie, indépendamment même de la Chine, décident de ne pas suivre les Occidentaux dans leur politique de sanctions à l’égard de la Russie, M. Poutine a les mains libres pour prolonger sa guerre d’agression contre l’Ukraine, donc en fait contre l’Europe. L’action de la France a mon sens doit donc se réorienter – elle a d’ailleurs commencé à le faire – vers les « moyennes puissances » qui sont devenues de par le monde les « faiseurs de rois », des acteurs majeurs en tout cas des nouveaux équilibres mondiaux. C’est le thème que j’ai commencé à explorer dans la série que j’ai dirigée cet été pour l’Institut Montaigne (« à la recherche des moyennes puissances »).

D’aucuns mettent en cause le label « Sud Global », en mettant en exergue notamment l’hétérogénéité des positions des pays émergents du Sud. Pourtant, il y a bien chez ceux-ci, et en particulier chez les BRICS, une réelle tendance à attribuer une part importante de la responsabilité du déclenchement de la guerre en Ukraine aux Occidentaux et un refus généralisé de la politique des sanctions, perçue comme une version moderne de l’impérialisme occidental. La France ne devrait-elle pas jouer un rôle moteur dans l’adoption d’une stratégie d’engagement des pays occidentaux pour ne pas laisser se renforcer une opposition Nord-Sud fomentée notamment par la Chine et la Russie ?

Il me semble évident en effet que c’est sa vocation naturelle. Disons-le, c’est cependant un terrain miné. Par exemple, « qui veut faire l’ange fait la bête » – et donc cela ne servirait à rien de chercher à dissimuler que nous sommes une puissance occidentale, ou de renier notre héritage libéral, notre statut de « patrie des droits de l’homme » en particulier. Dans le monde actuel, avec le côté anarchique des réseaux sociaux entre autres, avec aussi une hégémonie culturelle occidentale moins évidente, le jeu des perceptions est devenu difficile à maitriser. Dans le Sud global par exemple, on trouve souvent le récit selon lequel « la France s’est banalisée, elle a rejoint le camp américain », alors même que le président Macron a été de bout en bout un interlocuteur difficile pour Washington, qui d’ailleurs se méfie beaucoup de lui.

Et puis, les élites françaises, au-delà des autorités politiques, ont-elles pris suffisamment conscience de la réalité du Sud global ? Cette étiquette continue à être contestée par les meilleurs stratèges. Dans mon esprit, il ne fait pas de doute qu’un ressentiment profond à l’égard des anciennes puissances coloniales (ou impérialistes dans le cas des Etats-Unis ») conditionne les réflexes des nouveaux « faiseurs de rois » auxquels j’ai déjà fait allusion ; il faut en tenir compte même si par ailleurs de nombreux sujets divisent entre eux, en effet, ces grands du Sud global. Précisément, une stratégie d’engagement à leur égard devrait jouer sur éventuellement ce qui les oppose entre eux, mais surtout sur les intérêts qui les rapprochent de nous : la stabilité stratégique, une gestion intelligente des enjeux globaux comme le climat, le développement ou l’intelligence artificielle.

Si l’Afrique a toujours été un axe central de la politique étrangère française, on assiste cependant depuis quelques années à une influence grandissante de la Chine et de la Russie sur le continent. Certains pays subsahariens comme le Mali et le Niger ont ainsi récemment choisi de tourner le dos à la France, tout en se rapprochant de partenaires comme la Russie pour des raisons d’autonomie stratégique. Dans ce contexte, comment la France pourrait-elle y maintenir son influence traditionnelle et développer sa coopération, tout en respectant les aspirations de ces pays à plus d’autonomie ?

Nous allons payer pendant des années le prix de l’erreur qu’a constitué le maintien trop longtemps, avec les meilleures intentions du monde, d’une action militaire dans un certain nombre de pays d’Afrique.

De toute façon, une page est définitivement tournée : les générations nouvelles en Afrique francophone regardent la France autrement, comme un pays comme un autre et non plus le phare, la référence absolue, qu’elle était autrefois. On peut espérer que l’entreprise de néo-impérialisme russe provoquera un jour ou l’autre un rejet, mais le quasi-monopole français dans l’Afrique francophone est de toute façon terminé : la Chine mais aussi les Etats-Unis, la Turquie, l’Inde, les Etats du Golfe, le Brésil et d’autres – y compris le Maroc par exemple qui est une puissance africaine – font partie du paysage. Nous devons reconstruire une politique africaine, alors même que le sujet n’est plus très porteur dans notre pays. Comment faire ? Continuer à explorer certaines pistes défrichées par M. Macron : contribuer à mettre l’Afrique au centre du jeu de la gouvernance mondiale, investir dans l’Afrique non-francophone, mobiliser les entreprises françaises etc. Peut-être aussi : développer notre offre de formation des élites africaines et…être prêts pour le jour où les circonstances deviendront plus favorables. Sur ce dernier point, il y a en particulier une perte d’expertise française sur l’Afrique qui risque de s’accroitre en raison du désamour actuel entre certains pays africains et nous ; c’est un risque que nos autorités doivent combattre.

Les relations transatlantiques de la France ont connu des hauts et des bas au fil des décennies suite notamment à son retrait du commandement militaire intégré de l’OTAN en 1966 pour préserver son autonomie stratégique. Nonobstant, la coopération en matière de sécurité et de défense de Paris au sein de l’Alliance atlantique en est demeurée un pilier. Avec les convulsions géopolitiques en cours, notamment la multiplication des puissances et un multi-alignement généralisé, ne pensez-vous pas que la France devrait aujourd’hui réévaluer son positionnement transatlantique ? En outre, pourrait-elle aller selon jusqu’à revisiter sa politique de dissuasion nucléaire dans le cadre de son plaidoyer en faveur du renforcement de l’autonomie stratégique de l’Europe ?

Sur le premier point, je l’ai déjà dit , il serait vain de renier notre fibre transatlantique. J’irai plus loin : les Etats-Unis n’ont plus aujourd’hui le même désir, ni en tout cas la même capacité, d’exercer une domination absolue sur leurs alliés – le spectre que nous combattrions dans la tradition gaullienne. Il y a donc pour la France une opportunité à renforcer la solidarité atlantique, comme l’agressivité russe devrait nous y inciter, et à nouer aussi des partenariats avec les alliés des Occidentaux en Indopacifique, compte tenu des nouveaux rapports de force dans le monde. C’est dans cet esprit que j’aurais pour ma part souhaité que nous rejoignions par exemple, avec les Britanniques et si possible les Allemands, le « Quad indopacifique » (Australie, Etats-Unis, Inde, Japon). Il me semble qu’une telle démarche n’a rien de contradictoire avec une stratégie d’engagement des grands du Sud global, qui comprennent bien la géopolitique et les rapports de force.

Sur la dissuasion nucléaire, il y a un point d’inflexion que je préconiserais : rejoindre les Britanniques dans le « comité des plans nucléaires » de l’Otan, seul moyen de crédibiliser aux yeux de nos partenaires européens notre offre d’élargir notre conception des intérêts vitaux protégés par la bombe. Ce serait une rupture majeure dans notre approche ; elle peut se justifier en particulier si Trump revient à la Maison Blanche.