Interview M. Valéry Freland – 22 novembre 2024
FSPI : Quelles ont été les motivations principales derrière la création d’ALIPH, et comment cette organisation a-t-elle évolué depuis sa fondation pour répondre aux besoins pressants en zones de conflit ?
VF : ALIPH a été créée en 2017 à l’initiative de plusieurs Etats et donateurs privés après la destruction massive du patrimoine au Moyen-Orient et au Sahel du fait des guerres et du terrorisme. Il est en effet apparu à l’époque nécessaire de mettre en place un nouvel instrument multilatéral, capable d’intervenir rapidement et concrètement sur le terrain, pour répondre à des menaces imminentes, et de lever un volume critique de fonds publics et privés pour faire face à cet enjeu croissant qu’est la protection du patrimoine dans les zones en conflit.
Depuis, ALIPH a démontré sa capacité à agir, à travers son soutien à près de 500 projets concrets de protection ou de réhabilitation du patrimoine dans 41 pays (Irak, Yémen, Afghanistan, Mali, etc.). ALIPH a également prouvé sa très grande agilité, à Beyrouth après l’explosion de 2020, et encore aujourd’hui, mais aussi en Ukraine, à Gaza, etc. Partout, ALIPH veut être « l’ambulance du patrimoine ». ALIPH a enfin développé son action, grâce au soutien de plus de 25 grands donateurs, levant près de 180 MUSD depuis 2017.
Enfin, depuis cette année, ALIPH se mobilise face à un autre enjeu : la protection du patrimoine des pays vulnérables face à l’impact du changement climatique, y compris les catastrophes naturelles. Nous avons ainsi lancé pour cela un premier appel à projets de 10 MUSD, dans le cadre duquel ont été soumis 285 projets, dont 250 issus de 45 pays africains. L’élargissement de notre champ d’intervention est désormais reflété par notre nom : ALIPH, pour l’Alliance internationale pour la protection du patrimoine (et plus uniquement dans les zones en conflit).
FSPI : Le patrimoine mondial est menacé par de multiples facteurs, notamment une urbanisation incontrôlée et le dérèglement climatique. Par ailleurs, les conflits autour du globe se sont multipliés et diversifiés au cours des dernières décennies, avec une instrumentalisation de la question identitaire et de l’héritage culturel, principale expression de cette identité, souvent exploitée par la violence. Ce patrimoine n’est pas seulement exposé aux dommages collatéraux de la guerre, mais en est aussi directement ciblé, comme en témoignent les destructions tragiques à Tombouctou, les Bouddhas de Bamiyan, et les cités de Nimrud et de Palmyre. Dans ce contexte, quel rôle peut jouer la communauté internationale pour faire face à ces menaces ?
VF : La protection du patrimoine est un enjeu de plus en plus prégnant, et d’ailleurs on observe une mobilisation croissante de la communauté internationale en sa faveur, notamment des Nations Unies et de l’Union européenne.
La Communauté internationale doit se mobiliser dans trois directions :
- elle doit d’abord condamner, chaque fois que nécessaire, les destructions de notre patrimoine commun, et placer haut dans l’agenda international l’enjeu de sa protection ;
- elle doit également veiller à la mise en œuvre du droit international. Le patrimoine est très bien protégé par le droit humanitaire, par les conventions de Genève et de La Haye : l’atteinte intentionnelle au patrimoine est un « crime de guerre ». Mais sa mise en œuvre pratique reste lacunaire, même si la Cour pénale internationale (CPI) a condamné en 2016 à neuf ans de rétention un leader djihadiste pour la destruction des mausolées de Tombouctou au Mali ;
- enfin, la Communauté internationale doit se mobiliser pour financer la protection ou la réhabilitation du patrimoine – notre legs aux générations futures – comme elle l’a fait auprès de l’UNESCO pour « Faire revivre l’esprit de Mossoul », et comme elle le fait – et doit continuer de le faire – avec ALIPH : le patrimoine a besoin d’un acteur agile et efficient comme ALIPH.
FSPI : Dans de nombreux conflits, la perte de patrimoine et l’effacement de l’identité qui l’accompagne peuvent susciter ressentiment, haine et même violence sur plusieurs générations. C’est pourquoi ALIPH s’attache à préserver le patrimoine culturel, afin de le protéger contre les actes de vengeance et les litiges potentiels. Comment ALIPH procède-t-elle pour identifier les zones à risque et intervenir efficacement ?
VF : ALIPH intervient à travers son soutien à :
- des mesures de prévention en amont d’un risque de conflit ou de catastrophe naturelle : mise en place de mesures de sécurisation et d’inventaire des collections de musées, de formations des professionnels, etc. ALIPH va d’ailleurs développer des instruments de veille et d’analyse lui permettant des prévisions des risques toujours plus précises ;
- des mesures d’urgence au cœur d’un conflit ou d’une catastrophe naturelle : mise à l’abri des collections d’un musée, documentation 3D de monuments et de sites – comme nous l’avons beaucoup fait en Ukraine, etc. ;
- enfin, en sortie de crise, de programmes de réhabilitation du patrimoine endommagé, comme le musée de Mossoul, détruit par Daech, et aujourd’hui réhabilité grâce au soutien d’ALIPH et à l’intervention d’un consortium irakien et international d’institutions culturelles.
ALIPH, c’est bien plus qu’un simple fonds : nous finançons et accompagnons scientifiquement, techniquement voire diplomatiquement nos projets.
FSPI : Compte tenu des conflits actuels, des moyens hybrides employés par les belligérants, et de la présence fréquente d’acteurs non étatiques parmi les parties prenantes, quelles stratégies l’ALIPH adopte-t-elle pour accéder aux zones de conflit ?
VF : Nous sommes en mesure d’intervenir à peu près partout où il y a des besoins, car nous avons développé une approche neutre – c’est l’esprit de Genève – ainsi qu’un très large réseau de près de 200 partenaires internationaux et locaux, capables de fournir la protection concrète que nous finançons. Naturellement, nous intervenons dans le respect du droit international, et notamment du principe de souveraineté.
FSPI : Dans le cadre de la reconstruction post-conflit, vous estimez que la réhabilitation du patrimoine est essentielle pour le maintien de la paix, car elle contribue à lutter contre le trafic illicite de biens culturels – souvent source de financement du terrorisme – à renforcer le dialogue interculturel et interreligieux, à stimuler le développement économique et social ainsi que l’industrie touristique, et même à répondre aux défis climatiques dans les régions sinistrées. Pouvez-vous nous donner des exemples récents de projets menés avec succès par l’ALIPH dans cette optique ?
VF : Nous avons chez ALIPH la conviction que la protection du patrimoine dans sa diversité peut contribuer à la construction de la paix : comme l’a écrit Metin Arditi : « Pour que la paix puisse s’installer dans la durée, la réconciliation est une condition incontournable. Et il n’y a pas de réconciliation possible sans la dignité retrouvée. Pour tous. C’est sur ce plan que l’art peut participer au processus ». Une meilleure compréhension des autres et de soi par le patrimoine, le respect aussi de la beauté peuvent en effet contribuer au dialogue, à l’entente, à la paix. C’est ainsi que nombre de nos projets veillent à protéger ou réhabiliter le patrimoine dans sa diversité dans des villes victimes de la guerre. A Mossoul, par exemple, nous avons lancé un programme « Mosaïque de Mossoul », qui a permis de réhabiliter deux églises, deux mosquées, des monuments historiques, mais aussi de documenter l’histoire de la communauté juive de Mossoul, aujourd’hui dispersée.
S’agissant de la protection du patrimoine face à l’impact du changement climatique, nous avons par exemple soutenu un projet de réhabilitation de la vieille Mosquée et de la vieille ville d’Agadez, mené par une ONG locale, Imane Atarikh, et l’expertise, reconnue internationalement en matière d’architecture de terre, de l’association CRAterre. D’ores et déjà des dizaines de maisons ont été restaurées, associant savoir-faire traditionnels et innovation technique.
En matière de lutte contre le trafic illicite, nous finançons essentiellement des mesures très pratiques de sécurisation des musées et de mise en place d’inventaire de leurs collections, ou de formation des professionnels, comme nous l’avons fait en Afrique de l’Ouest, en partenariat avec ICOM.
FSPI : ALIPH a noué des partenariats avec de nombreuses organisations internationales, dont l’UNESCO, et considère la protection du patrimoine comme essentielle à la prévention des conflits, contribuant ainsi à la paix et au développement durable. Comment ces deux organisations collaborent-elles concrètement pour atteindre ces objectifs communs ?
VF : Nous travaillons étroitement avec l’UNESCO, acteur majeur de la protection du patrimoine dans le monde. L’UNESCO est de droit membre du Conseil de fondation d’ALIPH ; nous avons signé avec elle un MOU de partenariat ; nous avons des réunions de travail ou de coordination régulières avec ses équipes ; et nous finançons des projets qu’elle met en œuvre, pour un montant de 5 MUSD, notamment au Mali, en Afghanistan et en Irak.
FSPI : Quels conseils donneriez-vous aux jeunes professionnels de la protection du patrimoine qui souhaitent s’engager pour sa préservation ou sa reconstruction dans des zones conflictuelles ?
VF : Je leur dirais qu’ils ont bien raison : c’est une cause exaltante et qui, lorsqu’elle est menée concrètement sur le terrain, apporte d’immenses satisfactions aux communautés concernées et à soi-même. Et je leur conseillerais de regarder notre site internet – aliph-foundation.org – car nous recrutons régulièrement !
Coordonnées de M. Freland :
Valéry FRELAND
Directeur exécutif/Executive Director
ALIPH
Rue de Lausanne, 80
1202 Genève – CH
Tel. : +41 79 897 49 09