2025

Interview M. Paul Vallet, chercheur associé au GCSP, analyste de politique internationale et journaliste, dans le cadre de sa venue au déjeuner-débat du FSPI le 18 février, sur le thème « Vers un temps d’incertitudes : Quand Donald Trump mène les États-Unis dans un monde en disruption. »

FSPI : D’aucuns attribuent le retour au pouvoir du Président Trump à un ordre international en pleine disruption, dont il tirerait parti pour accentuer les tensions dans un monde déjà marqué par le désordre. Ce désordre résulte notamment de l’affaiblissement du droit international, de l’ingérence de puissances déstabilisatrices au cœur des démocraties, des révolutions technologiques ou encore des défis globaux tels que le changement climatique, les migrations et les pandémies. Dès lors, comment la communauté internationale peut-elle faire face aux défis posés par Donald Trump ?

Paul Vallet : Rappelons pour commencer que Donald Trump est revenu au pouvoir au titre d’un processus électoral, quoiqu’on pense de sa qualité. C’est donc un fait que la vie politique intérieure des pays a des conséquences importantes pour la vie internationale. L’affaiblissement du droit international ne procède pas que de la seule action de Donald Trump, mais de la conjonction de politiques négatives engagées par plusieurs des grandes puissances dans un contexte de recul de la mondialisation, de repli sur soi nationaliste et souverainiste, et bien sûr des défis que vous mentionez : les désordres économiques et sociaux, les risques climatiques et sanitaires, les bouleversements socio-culturels et les migrations.

Le problème est que de nombreux acteurs politiques, dont fait partie Donald Trump, ne considèrent plus le droit international comme une solution, ou une politique à défendre. Pour ce qui est des Etats-Unis Donald Trump représente un considérable bouleversement de la tradition de politique internationale américaine qui depuis le début du XXème siècle s’attachait au rôle du droit international pour réguler la vie des nations. Le défi de la portion de la communauté internationale qui croit encore au droit est de rester fidèle à ces valeurs mais aussi de se servir efficacement de ce droit pour contrer les coups de force. Cela demande du courage politique, car on oppose souvent un « choix souverain », a fortiori légitimé par des électeurs, aux contraintes du droit.

Le défi est d’autant plus ample que ce n’est pas parce qu’on conteste la politique de Donald Trump rejetant le droit international qu’on peut se satisfaire des violations de droit par la Chine, la Russie et en réalité bien d’autres acteurs internationaux qui autant que Trump veulent faire primer la force sur le droit. Le droit, sans l’autorité et les moyens de le faire appliquer, ne sert pas ses objectifs. Il faut donc que toute communauté internationale soucieuse du droit se donne aussi moyens de parler et d’agir avec autorité sur la scène internationale. Pour beaucoup de pays, comme les pays européens sont en train de le découvrir de façon aigüe, cela représente un effort considérable, en temps et en moyens.

FSPI : L’annonce récente d’une prise de contrôle de Gaza par les Etats-Unis semble aller à l’encontre des engagements martelés par Donald Trump durant sa campagne, où il promettait la fin des interventions américaines à l’étranger. Par ailleurs, Trump paraît vouloir ressusciter ressusciter la doctrine Monroe, tout en reprenant la rhétorique de Vladimir Poutine sur la prétendue provocation de la Russie par l’Occident pour justifier ses ambitions sur le Groenland et le canal de Panama. Enfin, avec son obsession d’intégrer le Canada comme 51e État américain, doit-on craindre que Donald Trump adopte une approche encore plus brutale et transactionnelle lors de son second mandat ? Quelle est, selon vous, la probabilité qu’il mette ses menaces à exécution ?

Paul Vallet : C’est exact qu’il y a une sorte de retournement de tendance, entre le discours de campagne de Donald Trump et sa pratique du pouvoir, que l’élection du 5 novembre semble avoir conforté dans un sentiment de toute-puissance. Les revendications territoriales formulées par Trump sont extraordinaires dans le sens où elles démentent son argument électoral de vouloir se replier sur l’intérêt américain au plan intérieur ; et aussi parce qu’elles sont à rebours de la tendance historique qui allait jusqu’ici vers plus d’autonomisation et d’indépendance des territoires. Beaucoup de commentateurs voient cela comme un retours à un univers mental du XIXème siècle, et la référence de Trump au président William McKinley (1897-1901) a de quoi surprendre, surtout qu’il n’y faisait pas allusion pendant le premier mandat.

C’est peut-être l’effet d’un entourage plus resserré autour de Trump que lors du premier mandat, avec des personnes choisies pour leur docilité envers lui mais partageant aussi un projet politique plus radical, plus revanchard que lors du premier mandat. Les acquisitions territoriales sont désormais replacées dans la démarche de « make America great again », mais avec le résultat de faire craindre les Etats-Unis plus que de lui faire des amis. C’est le piège dans lequel sont tombés nombre de puissances impérialistes par insécurité, comme l’Allemagne wilhelminienne ou l’URSS, et peut-être demain la Chine.

S’il ne se heurtait à des difficultés pratiques comme à la résistance des Etats concernés, il n’est pas impossible que Donald Trump essaie effectivement d’exécuter ces menaces. Il s’attaque à des cibles qu’il considère comme politiquement faibles, et non pas à parité avec les Etats-Unis et s’abstient bien de proférer de telles menaces à l’encontre de la Chine ou de la Russie. C’est une attitude de caïd, de racket. On voit pourtant que si les cibles sont déterminées à se défendre et reçoivent le soutien extérieur de blocs de nations, Trump tend à faire des pauses parce qu’il n’avait pas anticipé cette résistance.

FSPI : Si l’on dresse le bilan de la première administration Trump, sa méthode provocatrice et imprévisible, inspirée de The Art of the Deal, pour résoudre des crises récurrentes n’a pas conduit à une diplomatie réellement efficace : la Corée du Nord dispose aujourd’hui d’un programme nucléaire encore plus puissant, l’Iran est jugé capable de produire une bombe atomique à court terme, les tensions avec la Chine en Indo-Pacifique se sont intensifiées, la reconfiguration du Moyen-Orient n’a pas connu d’avancées majeures et les relations transatlantiques se sont détériorées. Pensez-vous que cette approche pourrait produire des résultats positifs lors d’un second mandat de Donald Trump ? Si oui, dans quels domaines ?

Paul Vallet : Je souhaite corriger l’impression qui est donnée par la fréquente référence à The Art of the Deal pour expliquer la diplomatie de Trump. Il s’agit d’un livre d’autopromotion de l’homme d’affaires, qu’il n’a d’ailleurs pas écrit, et qui prétendait décrire son mode d’opération dans l’immobilier newyorkais, en esquivant le fait que beaucoup de ces affaires ont tourné court et que Trump s’est déclaré en faillite quatre fois. Dans le livre, Trump prétend qu’il « négocie » des « deals » mais sa méthode n’est rien de tel. Un « deal » suppose un accord négocié point par point entre parties pour aboutir à une position commune qui parait mutuellement profitable pour être conclue. Or le seul deal valable aux yeux de Trump est une décision où il est le seul gagnant, l’associé lui ayant « concédé » à la suite de ses surenchères et de ses pressions tous ses avantages. Notoirement, Trump a très peu respecté les contrats qu’ils signait, que ce soit le paiement des salaires ou des fournisseurs nécessaires à ses projets. Sa méthode est une méthode d’extorsion, qui n’a rien à voir avec la notion de contrat ou d’association mutuellement profitable.

C’est à la lumière de ce malentendu sur le sens de The Art of the Deal qu’il faut interpréter toutes ses démarches en politique intérieure et extérieure. Les exemples que vous citez montrent amplement qu’appliquées au champ diplomatique, ces méthodes ont eu très peu de résultats qu’on puisse qualifier de succès, bien qu’elles aient été appliquées à des interlocuteurs dont les moyens sont sans commune mesure avec ceux de la puissance américaine. Malheureusement ces pressions ont conforté la Corée du Nord et l’Iran dans leur course au développement ou à l’acquisition d’armes atomiques, et il en découle que la course aux armements globale pourrait en être encore plus renforcée. Surtout si l’Ukraine, par exemple, se fait imposer les objectifs de l’agression russe après avoir vainement cru à la vertu du désarmement nucléaire négocié en 1994.

Il n’y a donc aucune raison de penser que les méthodes de Donald Trump appliquées au second mandat atteignent leurs objectifs. La puissance américaine ne sera pas renforcée par l’întimidation, mais peut se voir opposer encore plus d’adversaires, qui renforceront objectivement les puissances chinoise surtout, russe peut-être. On voit aussi qu’en soutenant des partis d’extrême droite, souverainistes et populistes par exemple en Europe, Trump et ses associés cherchent à se créer des gouvernements interlocuteurs jugés plus dociles parce que situés sur le même curseur idéologique. Cela n’indique pas une forte confiance dans leurs pouvoirs de persuasion lorsque des gouvernements de couleur opposée résistent à l’intimidation.

Les domaines où Trump veut appliquer ses méthodes concernent beaucoup le commerce international, par souci de restaurer des balances commerciales américaines déficitaires, sans nécessairement rendre l’économie américaine plus compétitive, et c’est aussi contradictoire de son objectif de fournir à son électorat des biens de consommation abondants et bon marché. Il veut aussi obtenir un tribut financier et commercial en retour de sa protection militaire, faute de quoi les alliés sont abandonnés. La dominance économique est vue comme une condition d’une puissance géopolitique, face à d’autres pôles de puissance. Trump ne se soucie pas beaucoup du désarmement, de l’équilibre des puissances, de la gestion multilatérale et collective des problèmes globaux.

FSPI : Après avoir suscité une vive indignation de la part des Palestiniens, des gouvernements arabes et de nombreux dirigeants à travers le monde, le plan récemment annoncé par Donald Trump visant à prendre le contrôle de la bande de Gaza et à en expulser les habitants vers la Jordanie et l’Égypte apparaît largement irréaliste. Toutefois, en légitimant ainsi un nettoyage ethnique et en bafouant droit international, le président américain ravive la perspective d’une annexion de la Cisjordanie occupée par Israël. Dans ce contexte, la solution à deux États vous semble-t-elle définitivement enterrée ?

Paul Vallet : La solution à deux Etats pour le conflit israélo-palestinien n’est peut-être pas enterrée pour tous, mais il est certain que dans l’esprit de Trump et ses associés, elle n’est plus considérée comme pratiquable ou désirable. La triste réalité semble être un ralliement inconditionnel aux vues professées par les nationaux-religieux israéliens incarnés dans le gouvernement Netanyahu, qui en plus a disposé d’une assez longue durée pour asseoir son pouvoir et convaincre de nombreux Israéliens qu’ils ne pourront pas vivre en paix aux côtés d’un Etat palestinien. L’attaque du 7 octobre a aussi fait basculer une plus large portion de la société israélienne, y compris chez d’authentiques progressistes, dans cette vision radicale des choses.

Il ne faut pas non plus ignorer le degré de collusion entre Netanyahu et le Likoud et la droite américaine. Netanyahu est très bon connaisseur de la politique américaine, il y a soigneusement créé des réseaux de soutien qui dépassent largement la communauté juive américaine mais appuie les chrétiens évangélistes et les milieux ultraconservateurs qui sont devenus des colonnes vertébrales du mouvement de Trump pour capturer le contrôle du parti républicain, puis l’Etat fédéral américain. On en a vu des prémisses au premier mandat, lorsque Trump a rompu avec la tradition politique américaine en déplaçant l’ambassade de Tel Aviv vers Jerusalem, reconnaissant ainsi son annexion, lorsque l’annexion du Golan a aussi été reconnue, et finalement dans la négociation des Accords d’Abraham qui ont peut-être comporté une clause de dupe, c’est-à-dire la croyance que la paix avec les Etats arabes du Golfe permettrait d’y relocaliser la population palestinienne.

On sent actuellement que Trump voudrait reprendre cet ouvrage et pour cela il doit parvenir à un accord israélo-saoudien. Ces négociations passées se sont faites par le truchement de milieux d’affaires jouant aux diplomates, assortissant chaque clause entre Etats d’opportunités commerciales et financières ainsi que d’autres marchandages. Il n’est pas dit cependant que les interlocuteurs, comme le prince Mohammed ben Salman, ou le président des Emirats, Mohammed ben Zayed, entrent totalement dans ce jeu car ils sont fins politiques, savent aussi jouer de leurs forces, et ne tiennent surement pas à destabiliser leurs sociétés respectives par un afflux nouveau de Palestiniens qui auront tout perdu et travaillés par des mouvements islamistes radicaux. En rejetant la solution à deux Etats, jugée trop problématique à mettre en œuvre, Trump parie sur un scénario assez improbable car issu des illusions des nationalistes religieux israéliens et américains.

FSPI: Conformément au slogan America first – synonyme pour Donald Trump d’isolationnisme et de repli-, son administration a engagé une guerre commerciale contre le Mexique, le Canada et la Chine, pourtant les principaux partenaires commerciaux des Etats- Unis. Il n’en reste pas moins que la plupart des experts économiques estiment que cette politique se traduira à terme par des hausses de l’inflation et du chômage pour les Etats-Unis eux-mêmes. Alors que la reconquête du pouvoir d’achat était au cœur de sa campagne, Trump pourra-t-il selon vous, maintenir durablement cette politique tarifaire ? Et quelles sont, à votre avis, les chances qu’il mette rapidement à exécution ses menaces à l’égard de l’Union européenne ?

Paul Vallet : America first ne signifie pas juste repli, mais primauté des Etats-Unis, d’où la portée agressive de cette politique. L’ambiguïté des idées de Trump pour mettre cela en application est que plusieurs de ses options politiques sont contreproductives. S’il est de bonne politique de vouloir favoriser le pouvoir d’achat des Américains, il faut comprendre que ceci ne passe pas par la guerre commerciale et les tarifs douaniers. L’ébauche de ceux-ci dans le premier mandat, percutée par la formidable disruption des chaines d’approvisionnement mondiales pendant la pandémie, a provoqué le début de l’inflation ressentie fortement en 2021 juste après la défaite électorale de Trump. Trump a fondé sa réélection sur cette inflation et ne veut pas comprendre que ses politiques d’origine en sont pour partie responsables, et son instinct est d’amplifier ces politiques dans ce mandat. C’est d’autant plus efficace pour faire augmenter les prix que Trump s’en prend systématiquement aux plus importants partenaires commerciaux et fournisseurs du marché américain, Canada, Mexique, Chine mais aussi l’Europe. Dépourvu d’analyse économique objective faite par son entourage, Trump va probablement persister dans son erreur et amplifiera le phénomène. Cela créera aussi un désordre politique intérieur conséquent au sein des conservateurs américains et même du mouvement MAGA.

Toutes les indications actuelles, y compris les coups de force assénés à l’Europe la semaine passée par J.D. Vance (vice-président) et Pete Hegseth (secrétaire à la défense) sans parler de l’action d’influence et d’ingérence médiatique et politique entreprise par Elon Musk, indiquent que Trump exécutera ses menaces contre l’UE, dont il abhore le modèle ainsi que la supposée faiblesse géopolitique et géoéconomique. C’est aussi parce que Trump voudra utiliser l’arme économique contre toute réticence politique des Européens à ses projets. Il essaiera par tous les moyens d’extorquer aux Européens qu’ils lui fassent des achats massifs d’hydocarbures et autres matières premières, ainsi que des équipements de pointe, armement ou numériques. Ainsi que des services tels que l’IA, mis au point dans un contexte de forte dérégulation pour stimuler toutes sortes d’innovations, jouant ici compétitivement contre les productions européennes qui souffrent de sous-investissement, d’une régulation plus précautionneuse. Il n’est pas interdit de penser que la rivalité commerciale et économique transatlantique soit, in fine, plus amplifiée sous Trump que celle avec la Chine, qui dispose de l’effet de masse qui seul impose de la prudence à Trump.

FSPI : A la veille d’une éventuelle rencontre avec Vladimir Poutine, la question ukrainienne représente un défi immédiat à Donald Trump qui avait promis de mettre rapidement fin à la guerre dès son entrée en fonction. Il se confronte désormais à une réalité bien plus complexe : un Poutine qui n’a aucun intérêt à un règlement négocié qui laisse l’Ukraine intacte en tant que nation souveraine. Face à cette impasse, Trump a-t-il d’autre choix que d’accepter une défaite stratégique humiliante sur la scène mondiale ou de renforcer son soutien à l’Ukraine tant qu’il est encore temps ?

Paul Vallet : La réponse semble se dessiner dans les derniers jours, progressant d’ailleurs assez rapidement et dans l’opacité totale d’un dialogue exclusivement russo-américain. La plupart des praticiens de la négociation, même les plus discutables comme John Bolton, sont d’accord pour estimer que Trump a beaucoup concédé aux Russes avant même de négocier, sur le format (négociation russo-américaine imposée à l’Ukraine et excluant les Européens) et les conditions (validation de l’occupation voir de l’annexion, neutralisation et isolement vis-à-vis de l’Europe de l’Ukraine, et probable contrôle politique russe exercé sur l’Ukraine réduite). C’est le scénario du pire pour l’Ukraine qui, de plus, risque d’être encore plus affaiblie en étant contrainte de « rembourser » les Etats-Unis d’une aide reçue chiffrée à 500 milliards de dollars. Il semble bien aussi que Trump et Poutine escomptent affaiblir aussi l’Europe en lui faisant porter seule le poids de la reconstruction d’une Ukraine ravagée, interdite de bénéficier des effets d’une adhésion l’OTAN ou à l’UE, et d’ailleurs probablement incapable d’en remplir les conditions minimales si un gouvernement fantoche pro-russe est installé à Kyiv.

Trump présente sa démarche comme celle d’un faiseur de paix qui affirmerait ainsi la puissance américaine, mais ce faisant agit encore de façon contradictoire : tout lacher face à Poutine parle plus de sa cooptation par le président russe, et le montre finalement en suiveur plutôt qu’en faiseur autonome. L’accusation d’être un perdant est la pire qu’on puisse formuler envers Trump, et c’est celle qui se démontre à travers cette démarche. À moins de subitement changer de ton comme d’exigences, Trump parait tout céder.

Volodymyr Zelensky a pensé un temps, et a essayé de convaincre Trump qu’il devrait négocier en position de force, c’est-à-dire en amplifiant l’aide militaire et financière américaine et occidentale. Pour l’instant, c’est tout le contraire qui se déroule, à fortiori puisque, en conduisant ces négociations en Arabie Saoudite, sans les Ukrainiens, sans les Européens, Trump accrédite l’idée (et les Russes l’encouragent de leurs discours) qu’il recherche un règlement global des contentieux russo-américains. Il semble aussi sur le point d’accepter aussi une levée des batteries de sanctions qui ont affaibli l’économie russe et l’ont coupée de certains marchés cruciaux… Sanctions que Trmp attribue aux seules administrations démocrates, qu’il rend aussi responsables de l’état des relations russo-américaines, reprenant là aussi l’argumentaire de la diplomatie russe. Vu de l’extérieur, cette position est humiliante pour les Etats-Unis, mais Trump est convaincu que sa puissance et son succès seront démontrés par l’arrêt des combats en Ukraine, quel que soit le prix payé.

FSPI : Avec les coupes budgétaires à USAID, le retrait des États-Unis de l’Organisation mondiale de la santé, du Conseil des droits de l’homme de l’ONU de l’UNRWA -et peut-être demain d’autres agences onusiennes, comme l’OMC, l’UNICEF, ou l’UNESCO-, les États- Unis tournent le dos à l’ordre multilatéral qu’ils avaient eux-mêmes dessiné au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et dont ils sont les principaux bailleurs de fonds. En se retirant de plus en plus de l’ordre multilatéral, les États-Unis risquent de voir leur soft power et leur influence diplomatique s’éroder. Quels sont, selon vous, les risques que ce vide soit comblé par des puissances comme la Chine, la Russie ou d’autres grandes économies émergentes ?

Paul Vallet : Le rejet du soft power et des organisations multilatérales par Trump est encore plus ample et délibéré qu’il n’a été sous le premier mandat et a aussi un caractère de revanche. L’administration Biden avait estimé important d’entreprendre des efforts, pas uniquement symboliques, pour reconquérir un rôle dans ces organisations, justement par crainte que la Chine n’exploite le vide laissé. En effet il semble y avoir une politique chinoise bien réfléchie d’influence sur les organisations, notamment onusiennes, sans doute plus stratégique pour elle que ce ne l’est pour la Russie, et avec des moyens sans commune mesure avec ce que peuvent entreprendre les autres grandes puissances émergentes du Sud.

Trump entreprend de détricoter les efforts ébauchés sous Biden et encore loin d’être accomplis pour remettre les Etats-Unis dans un rôle international qui, évolution historique oblige, ne pourrait pas, de toute façon, atteindre les pinâcles d’influence des époques d’après 1945 ou d’après-Guerre froide. Ce sont ces époquent dont fantasment aussi Trump et ses associés, avec le soft power en moins, et le hard power commercial et militaire poussé au maximum. Evidemment, dans des organisations à vocation globale, et en l’absence des Etats-Unis, d’autres pays, l’Europe mais aussi les émergents du Sud, pourraient rapidement voir les effets négatifs d’une prépondérance chinoise, car la Chine n’est pas plus que les Etats-Unis exempte d’hubris, son évolution sous Xi Jinping le montre assez clairement.

Toute sensation d’un recul américain en influence diplomatique, politique et économique sera tentante à exploiter pour la direction chinoise. Cet effort ne sera limité que par les contraintes intérieures, puisque la Chine n’est plus en phase de croissance aussi forte que nécessitée pour les soins de sa population, la deuxième du monde, une des plus vieillissantes du monde, érpouvée par une soumission techno-politique de plus en plus mal supportée sous la pandémie. Ce sont dans ces limites aussi que les émergents du Sud pourront tenter d’amplifier leur voix et leur influence, et ce avec quelque légitimité supplémentaire que la Chine, membre du P5 depuis 1945, et pratiquant des politiques d’investissement et d’extraction assez prédatrices pour qu’elle soit perçue comme néocolonialiste, pourrait passer comme appartenant à « l’establishment » onusien, que les pays du Sud veulent réduire.

FSPI : L’arrivée de Trump à la Maison-Blanche pourrait avoir de sérieuses répercussions sur la Genève internationale, étant donné l’importance du soutien financier américain aux institutions qui y siègent, telles que le HCR, l’OMS et l’OIM. Plus largement, le multilatéralisme pratiqué à Genève pour résoudre les enjeux mondiaux est en totale opposition avec la vision de Trump. Faut-il craindre, selon-vous une marginalisation de la Genève internationale et, par extension, un affaiblissement du rôle de la Suisse sur la scène mondiale ?

Paul Vallet : La Genève internationale semble à l’heure actuelle avoir beaucoup à perdre de ce second mandat Trump. Les effets des décisions de gel des contributions américaines ont eu un effet dévastateur et paralysant pour un certain nombre d’agences et d’ONG, obligeant même le gouvernement du canton à prendre des mesures d’urgence. Même avec l’aide de la Confédération, cette prise en charge d’urgence ne saurait se maintenir trop longtemps sans une évolution de l’écosystème et du secteur. Cela dépend d’ailleurs des agences et organisations, certaines ayant diversifié leurs financements sont moins vulnérables à court terme que d’autres. De bons connaisseurs du secteur et de la Genève internationale voient en cette occasion (un peu comme les Européens contraints de penser leur sécurité et donc leurs investissements en la matière de façon plus autonome des Etats-Unis) celle d’une restructuration, d’une rationalisation des organisations. Cela ne sera pas sans complications tant les intérêts établis par des décennies de pratique et le besoin de partage des compétences entre Etats membres sont grands. Même si un futur gouvernement américain revenait à une attitude plus participative et constructive envers les institutions de la Genève internationale, on ne pourrait plus totalement se fier à ce que ce soutien soit pérenne. La réflexion sur les changements de gestion des organisations, les formats et moyens de leurs mission, est souhaitable à ce stade, en engageant un mouvement de fond.

La Suisse mise beaucoup sur la Genève internationale et ces organisations où elle ne s’investit pas que comme pays hôte, mais comme acteur comme on l’a vu avec sa première participation récente au Conseil de Sécurité. Le revirement politique américain lui fait sentir aussi les effets du recul du multilatéralisme et du changement de rapports de force au sein des organisations. Comme ces dernières, il est utile de s’interroger sur de nouvelles formes de contribution, ou aussi comment la Suisse peut-elle aider les organisations de la Genève internationale à se repenser en financements, en gestion plus efficace, en missions plus ciblées. C’est d’autant plus important quand on songe à l’ampleir des ambitions que représentent à eux seuls les objectifs du développement durable, et tant d’autres défis planétaires du XXIème siècle.

Il est étonnant de penser qu’à presque un siècle de distance, par la contribution de Woodrow Wilson, la Genève internationale est montée en puissance même sans participation américaine à la SDN, et aujourd’hui c’est la décision de Donald Trump de retirer la participation américaine qui obligerait cette Genève internationale, avec son pays hôte, à se réinventer.

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