2025

Interview de M. Eric Meyer, Journaliste et écrivain français spécialiste de la Chine, dans le cadre de sa venue au déjeuner-débat du FSPI le 22 mars dernier, sur le thème « Xi Jinping et l’évolution de la politique chinoise ».

 

FSPI : Lorsqu’il est arrivé au pouvoir en 2012, les Occidentaux ont vu dans Xi Jinping un « nouveau Gorbatchev ». Alors qu’il a radicalement modifié la gouvernance de la Chine tout en accumulant tous les pouvoirs, tant civils que militaires, il est aujourd’hui plutôt comparé à Mao. Est-il à cet égard le sauveur ou le fossoyeur du Parti communiste chinois ?

EM : Excellente question – vous commencez très fort ! Honnêtement, je dirais les deux. C’est la question de son bilan qui se profile, et elle est donc un peu prématurée puisqu’il reste en exercice, avec beaucoup d’inconnues sur ce qu’il va faire et ce qui reste à lui arriver. Sous l’angle du « sauveur », il a été élu comme la meilleure chance du Parti pour reprendre les rênes du cheval fou que devenait la Chine sous Hu Jintao après 30 ans de libéralisme proche de l’anarchie. Dans ses premières années, il a excellé, en « récoltant les fruits bas », comme on dit en Chine. Il a à la fois su rétablir la discipline, et gérer les aspects les plus dérangeants de la gouvernance d’alors – je veux parler de la corruption, de la pollution et de la disparition des idéaux socialistes. Sous l’angle du « fossoyeur », il a brisé la courbe de croissance du pays – c’était le prix à payer pour réintroduire une dose d’idéologie sur la nation entière, donc pour poser une chape de plomb sur les libertés. Et par ses 13 ans de répression tous azimuts, il s’est aliéné des centaines de millions de gens dans toutes les sphères sociales, dans le privé comme le public, l’armée comme les églises, l’éducation comme le Parti.

FSPI : Xi Jinping a modifié la constitution en 2018, supprimant la limite de deux mandats et ouvrant la voie à une présidence à vie. Il a instauré un régime totalitaire basé sur un contrôle technologique avancé et un culte de la personnalité rappelant Mao. Cependant, après des années de censure, une partie croissante de la population, en particulier la jeunesse, exprime des critiques à son égard. Quel avenir envisagez-vous pour lui après son troisième mandat en 2027 ?

EM : Y aura-t-il seulement un quatrième mandat ? durera t’il jusqu’en 2027 ? Même sans l’avouer publiquement, tout le monde en Chine, est loin d’en être sûr, ni de l’espérer. La jeunesse en tout cas, n’a plus les libertés nécessaires pour déployer ses talents, les compétences acquises à l’université : elle préfère « se coucher » sur son lit chez ses parents, lesquels ne désapprouvent pas forcément.

 FSPI : La gestion assez calamiteuse de la pandémie il y a 5 ans et les effets destructifs de la politique zéro Covid sur l’économie et une société chinoise affaiblie socialement et économiquement ont marqué les limites du pouvoir de Xi Jinping. Alors que celui-ci effectue pourtant son troisième mandat à la tête de l’Etat, partagez-vous l’avis de nombreux experts occidentaux selon lequel la toute-puissance du leader chinois n’a jamais été aussi faible ? 

EM : Oui, c’est un point de vue raisonnable et éclairé. Il a perdu la confiance de la base comme de tous les décideurs, privés qu’ils le sont de leurs manettes et prorogatives. Mais il ne faut pas l’enterrer trop vite. Il garde le pouvoir nominal absolu, et peut faire des choses pour remonter la pente. Et il ne s’en prive pas. Témoins, sa gestion prudente de la relation américaine, ses appels du pieds à l’Europe, et ceux aux grands entrepreneurs privés comme Jack Ma, après 5 voire 10 ans de battage à froid.

FSPI : La Chine réfute l’universalité des droits humains et prône une approche adaptée à son contexte historique et culturel. Elle conteste vivement les critiques, notamment occidentales, sur les violations des droits des Ouïghours au Xinjiang, en donnant la priorité aux droits sociaux, économiques et culturels, et se targue d’avoir extrait plusieurs millions de Chinois de l’extrême pauvreté. Cependant, en tant que deuxième puissance économique mondiale, pourra-t-elle encore longtemps justifier cette position ?

EM : L’Europe, l’Occident n’ont pas toutes les lumières de la vérité, et c’est bien avant Xi Jinping que le PCC a annoncé sa marche vers une démocratie plus directive, moins à l’écoute des droits individuels. Ce qui lui vaut aujourd’hui à tout le moins la gratitude des 2 ou 300 millions de Chinois les plus pauvres, citadins ou ruraux. Cela dit, il faut bien distinguer la gouvernance générale de la Chine sous Xi Jinping (qui est défendable et peut sous certains aspects s’approcher de celle prônée par Thomas Piketty), et les violations des droits de l’homme en Chine, celles petites et larvées au niveau du village ou de la ville, et celles systémiques au niveau du Tibet, du Xinjiang, de la Corée et de la Mongolie chinoises. Sur ce dernier point, celui des sévices ethniques, la Chine fait le pari d’un génocide culturel à long terme, afin de faire de ses minorités des citoyens « comme tout le monde », usés comme des galets pour se fondre dans le creuset de la discipline socialiste « aux couleurs de la Chine ». Mais c’est au risque de décennies, de générations de haine et de violence, comme nous les avons connues en Europe au Pays Basque avec l’ETA, en Irlande avec l’IRA.

FSPI : Le Premier Ministre chinois a dressé récemment devant le Parlement chinois un bilan en demi-teinte de l’économie nationale : une croissance espérée de 5% (NB : elle ne serait en réalité que de 2,5%), une baisse de la consommation, un chômage élevé chez les jeunes, une importante dette privée, un coup d’arrêt du secteur immobilier et un rapide vieillissement de la population. Et d’annoncer des mesures importantes de relance pour y faire face ainsi que la nécessité de lever les mesures protectionnistes à l’interne afin de créer un marché unifié à l’échelle nationale, l’objectif demeurant bien de consolider un État socialiste moderne aux caractéristiques chinoises. Ces mesures s’inscrivent-elles dans la ligne définie par le PC depuis plusieurs décennies ou, le cas échéant, s’en écartent-elles quelque peu ?

EM : Il faudrait d’abord voir quelles sont les mesures attendues. Sans oublier que ce genre de promesses figure dans la panoplie du Parti depuis bien avant que je commence à étudier la Chine, dans les années ’80. Dans ses annonces, Xi peut être sincère (mais j’en doute…), mais dès 2012 à son arrivée, il promettait déjà, avec Li Keqiang son n°2, une réforme bouleversante dans l’octroi du crédit, qui aurait équivalu à désengager le Parti des affaires économiques. Mais cela n’a jamais eu lieu, et pour une raison très simple : cela aurait brisé le monopole du Parti sur toute chose en Chine, y compris l’outil d’enrichissement personnel de la « holding » que constitue le pouvoir socialiste, le droit des membres de la nomenklatura, en fonction du rang, à octroyer et monnayer les licences, la production, l’usage du sol. Ce pouvoir absolu, source de richesse absolue, s’exerce à l’international, en permettant aux satrapes de canaliser les recettes d’exportation. Et aussi entre provinces, au profit des barons rouges locaux. C’est la raison du morcellement de l’économie entre provinces, et elle ne pourra disparaître qu’avec le Parti lui-même : les intérêts privés de ces cadres sous le « chapeau rouge » du Parti, étant supérieurs à ceux de la nation.

FSPI : Alors que peu nombreux sont ceux qui avaient pu parier sur la chute de l’URSS, le déclin du Japon et la montée en puissance de la Chine, il n’est pas aisé de prédire l’avenir de l’empire du Milieu et de son potentiel hégémonique sur l’Indo-Pacifique. La Chine a certes des atouts importants comme sa capacité d’innovation technologique mais elle doit relever des défis tout aussi majeurs : déclin de sa population, endettement croissant le plus élevé́ du monde émergent, protection de l’environnement ou encore ralentissement de sa croissance économique. Dans quelle mesure saura-t-elle selon vous trouver des solutions durables à ces défis pour mieux soutenir son hégémonie en Asie ?

EM : C’est une question à long terme.

L’Asie du Sud-Est est sous contrôle complet de la Chine, omniprésente économiquement sur le sous-continent, même en Thaïlande et au Vietnam, les nations les plus puissantes et capables de lui résister. De très bons observateurs me disent à leur sujet que la question n’est pas si, mais quand les populations locales vont se soulever contre cet impérialisme chinois dont leurs gouvernements sont incapables de les protéger.

Concernant l’Inde, il y a un conflit latent, frontalier. Lequel n’est pas exempt de problèmes sino-chinois et de luttes contre Xi : lors de son premier voyage à New Delhi en 2014, un clash militaire provoqué par les Chinois à 5 ou 6000m d’altitude a eu lieu, fait pour embarrasser fort le Président. Or, l’incident émanait de l’APL, de leaders militaires proches de Xi Caihou, à l’époque ennemi de Xi. De même, la Chine s’emploie à déployer autour de l’Inde un « collier de perles », de forteresses portuaires entre Birmanie, Bengladesh, Sri Lanka et Birmanie pour contester à l’Inde sa maitrise naturelle sur l’océan éponyme qui l’entoure. Economiquement, l’Inde est très forte en logiciels de télécom, et la Chine en équipements. Les deux géants pourraient donc s’entendre et supplanter aisément l’Occident en toutes autres industries (ferroviaire, aéronautique, énergie…). Mais aujourd’hui, la somme de ce qui les divise, reste supérieure à ce qui devrait les rapprocher – à commencer par le dépassement démographique de la Chine par l’Inde. Donc c’est pour longtemps encore que l’hégémonie chinoise sur l’Asie restera contestée.

FSPI : En frappant une nouvelle fois les exportations chinoises, Donald Trump s’inscrit dans la poursuite de la rivalité stratégique des Etats-Unis avec la Chine, leur ennemi systémique déclaré, tout en intensifiant apparemment contre elle la guerre commerciale et technologique qu’il avait lancée lors de son premier mandat.  Comment la Chine pourrait riposter selon vous, alors que ses exportations sont cruciales dans le cadre du ralentissement économique qu’elle connaît depuis la crise sanitaire ?

EM : Dans l’affrontement, chaque pays tient l’autre par un argument imparable, et chacun a beaucoup à perdre. En commerce bilatéral voire multilatéral, les USA importent bien plus qu’elle, la nuisance par guerre des tarifs est donc asymétrique.

L’outil américain n°1 de l’isolement chinois, est le semi-conducteur. Très efficace aujourd’hui, avec une énorme avance. Mais ceci durera au maximum 20 ans : avec 7 millions d’ingénieurs diplômés par an, la Chine a les moyens de combler en une génération son retard dans la recherche sur les semi-conducteurs. D’ailleurs, au fond, les USA ont-ils vraiment intérêt à mettre la genoux leur rival ? S’ils parvenaient à désespérer la Chine de poursuivre sa pénétration commerciale des pays avancés d’Europe et d’Asie, cela mènerait à une conquête militaire accélérée de Taiwan, au risque d’une guerre mondiale. Trump va donc devoir bien réfléchir sur les moyens à déployer pour contrer le pouvoir industriel chinois.

Enfin, qui peut croire que la solution à la crise productive post-Covid, puisse être réglée par des grandes murailles protectionnistes ? Elle fait le jeu des extrême-droites populistes, mais pas celui des Etats, ni des peuples !

FSPI : Depuis plusieurs années, Pékin est un allié clé de Moscou dans sa tentative de remise en question de l’architecture de la sécurité européenne, de déconnecter l’Europe des États-Unis et de modifier l’ordre libéral mondial. La guerre en Ukraine a renforcé leur partenariat et alimenté, auprès des pays émergents du Sud global, un rejet des valeurs occidentales. Face à une administration américaine qui semble vouloir renoncer à son leadership du monde occidental et au multilatéralisme, la Chine pourrait-elle selon-vous prendre le relais du soft power américain au sein des institutions internationales ?

EM : Comme une poupée russe, votre question en cache d’autres, qui sont liées. Celle de la relation sino-russe porte à se demander si cette alliance est durable, et peut mener à un leadership de la planète. Même si l’alliance parvenait à briser les USA, je crois peu à sa survie après coup, vu leur passé guerrier (la confiscation russe de la Sibérie au XIX. siècle), et le racisme latent entre ces deux peuples. L’alliance sino-russe actuelle est surtout celle entre Poutine et Xi, deux tyrans opportunistes qui s’échangent certaines données (pas toutes !) pour mieux asseoir leurs pouvoirs respectifs. Elle peut aussi être portée par l’espoir d’une opportunité pour chacun d’empocher qui son Taiwan, qui son Ukraine – si les autres puissances les laissent faire.

L’autre question de la montée dans l’ONU et autres institutions mondiales, reste à voir. La Russie de Poutine a mauvaise presse, mais la Chine de Xi aussi. En 13 ans, elle a dynamité le soft power que ses prédécesseurs avaient peiné à construire en 30 ans. Son attitude face aux Philippines en mer de Chine du Sud, face à l’Inde dans les monts Tianshan et les Himalaya, son traitement cruel du Tibet et du Xinjiang ont hérissé la communité internationale : à l’heure où je réponds à vos questions, des bâtiments militaires d’Amérique, de France, du Royaume-Uni et d’autres cinglent à travers les eaux de Taiwan et de mer de Chine, en défense de la liberté de navigation contre la tentation hégémonique chinoise. Les petits pays d’Asie du Sud-Est réarment aussi vite qu’ils peuvent.  Et Europe et Amérique s’érigent des murs légaux contre toute tentative par la Chine de racheter leurs pépites, leurs empires industriels.

Donc non, je ne crois pas à la poursuite d’une montée en puissance chinoise dans les instances planétaires – pas durant le règne de Xi Jinping.