2025

Interview du Prof. Jean-Pierre Cabestan, Directeur de recherche émérite au CNRS. Professeur à la Hong Kong Baptist University, dans le cadre de sa venue au FSPI le 16 juin dernier, sur le thème « La vision chinoise de l’ordre mondial. ».

FSPI : Lorsqu’il est arrivé au pouvoir en 2012, Xi Jinping a été perçu par les Occidentaux comme un « nouveau Gorbatchev ». Alors qu’il a radicalement modifié la gouvernance de la Chine tout en accumulant tous les pouvoirs, tant civils que militaires, il est aujourd’hui plutôt comparé à Mao. Est-il à cet égard le sauveur ou le fossoyeur du Parti communiste chinois ?

JPC : En fait, cette idée venait de certains réformistes chinois qui s’appuyaient sur les opinions politiques de son père, Xi Zhongxun (1913-2002) – celui-ci était resté silencieux après le massacre de Tiananmen en 1989 — pour en conclure ou plutôt espérer que Xi Jinping serait réformiste et irait plus loin dans la politique de réformes et d’ouverture que ses prédécesseurs. Personnellement, je n’étais pas convaincu car dès avant 2012, Xi avait montré son côte ultra-autoritaire.

Une fois arrivé au pouvoir, Xi Jinping a fait tout le contraire de ce qu’imaginaient ces optimistes car il a fait le constat que le Parti communiste chinois (PCC) et son élite dirigeante étaient corrompus, cyniques, et détachés de la société et devaient par conséquent être repris en main. En 2012, son inquiétude principale était que le PCC et la République populaire de Chine (RPC) connaissent le même sort que le PC de l’Union soviétique et l’URSS elle-même en 1991. D’où sa campagne permanente contre la corruption, les privilèges des cadres dirigeants mais aussi l’influence croissante de la nouvelle classe de capitalistes, dont Jack Ma, le patron du groupe Alibaba est le meilleur exemple, classe qui à ses yeux présente un danger pour le rôle dirigeant du Parti. D’où aussi sa défiance à l’égard de la société civile et sa reprise en main des ONG. Dès 2012, Xi a cherché à renforcer le rôle dirigeant du Parti, partout, dans tous les domaines afin d’éviter que les bases du régime ne se fragilisent et à plus long terme une « révolution de couleur » prenne forme. C’est pourquoi il a remis en cause plusieurs des réformes introduites par Deng Xiaoping, comme le principe de la direction collective, un relâchement des contrôles de la société, une grande ouverture sur l’étranger et le système selon lequel l’équipe au pouvoir devait être renouvelée tous les dix ans.

Xi se voit donc comme celui qui aura consolidé à long terme le système politique actuel en introduisant une « démocratie populaire intégrale » (ou « sur l’ensemble du processus » selon les termes officiels) aux termes de laquelle le PCC consulte plus la société afin d’en mieux maîtriser les humeurs mais continue de prendre toutes les décisions politiques. Mais sera-t-il le sauveur ou le fossoyeur du PCC ? Le PCC n’a pas encore besoin d’un sauveur car il n’est pas fondamentalement menacé. Mais la question est de savoir si les mesures très strictes, voire totalitaires prises par Xi ne vont pas alimenter l’opposition en Chine à la dictature du Parti ? Sa paranoïa laisse apparaître une véritable crainte. Néanmoins, il faut rester prudent car la société chinoise manque de culture démocratique et d’aspiration à la démocratie. Certes, elle veut plus de liberté de parole. Néanmoins, le désir d’argent et de sécurité continue de l’emporter de loin sur le désir de libertés et de démocratie, comme j’ai tenté de le montrer dans mon livre « Demain la Chine : démocratie ou dictature ? » (Gallimard, 2018).

FSPI : Alors que Xi Jinping a modifié la constitution en 2018 tout en faisant sauter la limite de 2 mandats de 5 ans, la voie semblerait ouverte pour une présidence à vie. En outre, Xi a mis en place un régime totalitaire, en se servant des technologies de l’information les plus sophistiquées pour opérer un contrôle absolu de la société chinoise. Un système de contrôle par lequel il entretient un véritable culte de la personnalité, inédit depuis Mao. Il n’en reste pas moins qu’après toute ces années de censure et de glissement totalitaire, des couches de plus en plus larges de la population et notamment la jeunesse chinoise s’avèrent très critiques à son égard. Quel futur voyez-vous pour le leader chinois à l’issue de son troisième mandat en 2027 ?

JPC : Impossible à dire. D’abord, je pense que le régime n’est pas devenu totalitaire ; je parle plutôt d’autoritarisme crispé. Les mouvements de masse ont disparu ; si on reste en dehors de la politique, on n’a pas de problèmes ; l’économie et la société chinoises sont trop poreuses et ouvertes sur l’extérieur pour permettre au PCC d’instaurer un régime totalitaire. Et tel n’est pas son objectif. Les méthodes avancées de contrôle, comme le crédit social, la grande muraille digitale ou la reconnaissance faciale, lui suffisent pour instaurer une certaine crainte. Mais le PCC peine à contrôler Internet et les réseaux sociaux, seule fenêtre de débats en Chine aujourd’hui ; beaucoup de Chinois éduqués disposent d’un VPN (virtual private network) qui leur permet de braver la censure ; et loin de Pékin, notamment dans le sud du pays, le contrôle politique de la société reste loin d’être complet : certaines ONG peuvent continuer de développer des activités dans des domaines moins sensibles (environnement, genre, pauvreté, SIDA, LGBT, etc.). Oui, plus de Chinois sont critiques à l’égard de Xi, surtout depuis qu’il a révisé la Constitution en 2018 et plus encore pour avoir tardé à sortir la Chine du COVID en 2022. Mais forment-ils une force suffisante pour le fragiliser ? Probablement pas. Et au sein de la direction du PCC, Xi est entouré de fidèles qu’il a promus et lui ont fait allégeance. Dans l’Armée, c’est plus compliqué mais comme on peut le constater, il fait régulièrement le ménage afin d’éviter qu’une force de contestation ne se forme.

Enfin, Xi n’a pas été nommé à vie ; il peut partir quand il veut mais aussi rester aussi longtemps qu’il le souhaite. Aujourd’hui, le consensus que Xi a imposé est que la Chine a besoin d’un homme fort pour une longue période à la tête du pays afin de mieux surmonter les tensions économiques et géostratégiques qui sont apparues sur la scène mondiale. A présent, Xi a 72 ans et semble en assez bonne santé. Il n’a pas promu de successeur ; il ne le fera que lorsqu’il aura décidé de passer la main. Sera-ce en 2027, 2032 ou plus tard, nul ne le sait. S’il meurt brutalement, le numéro un de transition sera sans doute Cai Qi, le numéro cinq du régime. Chef de la sécurité et de l’appareil du Parti, il a 69 ans. Mais sera-t-il le numéro un à plus long terme. Probablement pas.

FSPI : En matière de droits humains, la Chine est l’un des pays qui en conteste le plus l’universalité et souhaite suivre son propre chemin pour les développer, tout en tenant compte du contexte historique, de l’héritage culturel, des conditions de vie nationales et des besoins de son peuple. Ainsi conteste-t-elle par exemple avec virulence la condamnation, notamment de la part des pays occidentaux, des violations des droits de la minorité ouïgoure du Xinjiang et, donnant la priorité aux droits économiques, sociaux et culturels, se targue d’avoir extrait plusieurs millions de Chinois de l’extrême pauvreté. Dès lors que la Chine, 2ème puissance économique mondiale, a largement dépassé le stade du sous-développement, combien de temps encore pourra-t-elle conserver cette position ?

JPC : La position de la RPC sur les droits de l’homme n’a rien de nouveau : elle colle à celle qu’avait constamment promue l’Union soviétique. Elle ne conteste pas directement le principe de l’universalité des droits de l’homme. Ce principe est inscrit dans la charte de l’ONU et la « Déclaration universelle des droits de l’homme » de l’ONU de 1948 à laquelle Pékin dit souscrire. Mais comme hier Moscou, Pékin estime que les droits économiques et sociaux sont plus importants que les droits civils et politiques et que la lutte contre la pauvreté et le droit au développement l’emportent sur la liberté politique et la démocratie. C’est évidemment une manière de défendre la dictature du Parti et le manque de libertés politiques en Chine. L’autre argument sans cesse avancé par le PCC est que les droits politiques et la démocratie ne prennent toujours le même chemin et n’avancent pas toujours au même rythme, une autre tactique pour justifier le régime politique actuel en Chine. Cette idée a d’ailleurs été reprise et propagée depuis 2023 dans la troisième « initiative » diplomatique lancée par Xi, celle relative à la « civilisation globale » : dialogue, oui, confrontation idéologique, non. Rappelons que les camps de travail au Xinjiang où plusieurs centaines de milliers de Ouïgours ont été rééduqués sont présentés comme des centres de formation destinés à la fois à lutter contre le terrorisme et à améliorer les perspectives d’emploi de cette minorité ethnique ; mais la propagande chinoise se garde bien de nous dire si les intéressés y sont venus de leur plein gré et si leur liberté de mouvement, au cours de leur formation, était préservée. A l’évidence, ce n’était pas le cas. Enfin, on doit ajouter que la plupart des Chinois ignorent cette réalité, et s’ils la connaissent, estiment que c’est le prix à payer pour garantir la sécurité des Han, au Xinjiang et ailleurs. Ils adhèrent donc à une vision tronquée des droits de l’homme.

Concernant le statut de pays en développement de la Chine, c’est évidemment un point de plus en plus contesté vu le niveau de développement de son économie et du poids qu’elle occupe dans l’économie mondiale. La Chine a désormais une économie développée mais les responsables chinois vous diront que pour la RPC être un pays en développement est un « état d’esprit » plus qu’une réalité économique que l’on peut chiffrer à l’aide de statistiques. En fait, la Chine veut rester un pays en développement pour légitimer sa quête de leadership du Sud Global.

FSPI : La Chine vise on le sait à influencer le nouvel ordre mondial en se positionnant comme un acteur majeur et en promouvant une vision alternative aux normes occidentales. Elle cherche à créer un système plus équilibré, multipolaire et à réaligner les institutions internationales avec sa propre perspective. Pour ce faire, elle utilise son influence économique et culturelle, tout en prônant le multi-alignement et en créant ses propres alliances. Dans quelle mesure son Initiative de Route de la Soie et plus particulièrement la constitution d’une route de la soie numérique joue-t-elle un rôle central à cet égard ?

JPC : Précisons d’abord que la Chine ne promeut ni le multi-alignement ni un quelconque système d’alliances. Le multi-alignement est un concept indien, pas chinois. Et la RPC est par principe contre les alliances. Son unique allié historique est la Corée du Nord, avec laquelle elle entretient des relations étroites mais compliquées, qui n’ont pas empêché Pékin de se rallier en 2006 aux sanctions prises par l’ONU contre ce pays après son premier essai nucléaire. Les nouvelles routes de la soie (Belt and Road Initiative en anglais) sont destinées à renforcer l’influence internationale de la Chine, à travers l’instauration de liens de dépendance économique et diplomatique entre celle-ci et les pays qui y prennent part. La Chine prétend ainsi battre en brèche l’hégémonisme occidental et établir des relations économiques et politiques plus égales et plus harmonieuses avec les pays du Sud Global mais en réalité elle a mis en place une nouvelle hégémonie, qui sert ses propres intérêts.

La Chine est à mon avis une puissance à la fois révisionniste et réformiste. Révisionniste car son poids économique croissant et sa volonté de modifier l’ordre international actuel, à ses yeux injuste, la conduit à chercher à réviser les normes instaurées par l’ONU, les Etats-Unis et leurs alliés après 1945. La création de l’Organisation de coopération de Shanghai ou des BRICS montre combien la Chine cherche à établir des contrepoids aux organisations multilatérales occidentales comme le G7 ou l’OTAN. En même temps, elle opère et montre un activisme sans précédent au sein du système international actuel, que ce soit l’ONU ou l’OMC.

Le problème est que son adhésion aux normes actuelles est sélective et partielle. Par exemple, elle dit respecter le droit de la mer (Convention de Montego Bay) mais elle refuse tout règlement arbitral des différends. Elle a signé et ratifié en 1998 le pacte de l’ONU sur les droits économiques, sociaux et culturels mais elle a émis une réserve importante qui revient à interdire en Chine toute création de syndicats indépendants représentant réellement les ouvriers ou les employés. En outre, elle a signé mais n’a toujours pas ratifié le pacte de l’ONU sur les droits civils et politique et pour de bonnes raisons : son recours fréquent à la détention administrative la mettrait en contravention avec ce pacte.

Et elle a en fait contribué à gripper le fonctionnement de l’OMC en n’évoluant pas vers une économie de marché, contrairement à ce qu’elle avait promis, en continuant d’imposer de multiples restrictions et barrières non-tarifaires aux investisseurs étrangers et en subventionnant ses propres firmes afin d’en faire des champions nationaux et internationaux capables de marginaliser toute concurrence extérieure. Les exemples abondent : panneaux solaires, éoliennes, et plus récemment voitures électriques. On a de ce fait un véritable problème avec la Chine car elle représente 18% du PIB mondial, 30% de la production industrielle mondiale et seulement 15% de la consommation mondiale. Cette situation n’est pas durable. Si elle continue de déverser ses surcapacités et sa surproduction dans les pays du nord comme dans le Sud Global de la manière dont elle le fait aujourd’hui, la plupart des pays verront leur industrie disparaître. C’est pourquoi, d’une manière générale on ne peut aller que vers plus de protectionnisme.

Pékin a déjà ouvert un contre-feu en lançant en 2021 sa première « initiative » diplomatique « pour le développement global », proposant un développement plus inclusif et harmonieux, avec des actions fondées sur les résultats et en accord avec l’Agenda 2030 pour un développement durable de l’ONU. Mais les pays qui ont encore une industrie, de l’Afrique du Sud au Nigéria, du Brésil à l’Inde vont continuer de se défendre comme ils peuvent pour la protéger et l’aider à survivre.

FSPI : Depuis plusieurs années déjà, Moscou a en Pékin un atout de poids dans sa tentative de remise en question de l’architecture de sécurité européenne, de déconnecter l’Europe des États-Unis, et de modifier l’ordre libéral mondial. Alors que la guerre en Ukraine a eu pour conséquence de renforcer le partenariat entre la Chine et la Russie, tout en promouvant auprès des pays émergents du Sud global le rejet des valeurs occidentales, comment la Chine de Xi Jiping se positionne-t-elle vis-à-vis des Etats-Unis de Donald Trump qui souhaite ne plus exercer le leadership du monde occidental et de tourner le dos au multilatéralisme ? Pékin pourrait-elle selon vous se substituer, en partie tout au moins, au soft power américain notamment dans les institutions internationales ?

JPC : Avec Trump, la Chine de Xi est face à une incertitude majeure. Bien que les Etats-Unis souhaitent se désengager d’Ukraine et plus largement de la sécurité européenne, je ne suis pas certain que ce pays entende abandonner la position de leader qu’il occupe depuis 1945. En fait, son âpre duel avec la Chine tend à montrer qu’il ne veut pas que la seconde économie mondiale lui ravisse cette place. Certes, la politique intérieure comme extérieure de Trump ouvre la voie à une influence plus forte de la Chine, en particulier dans le Sud Global. Mais, la puissance douce chinoise, son soft power, est loin d’être avéré en tout cas parmi les pays développés et même auprès des pays en développement ou émergents. Le Sud est de fait fragmenté, traversé par de multiples rivalités de puissances et concurrences économiques, entre la Chine d’une part et l’Inde, le Brésil et même la Russie. En outre, la Chine n’est pas un élève modèle du multilatéralisme, elle privilégie plutôt la multipolarité, ce qui n’est pas la même chose. La multipolarité est beaucoup plus une nouvelle configuration, une nouvelle situation qu’une politique, qu’une posture diplomatique. L’influence de Pékin dans les organisations internationales, en particulier le système onusien, va croissante, du fait de son activisme et même de son entrisme : par exemple, elle cherche et parvient parfois à faire adopter par l’ONU et ses organisations subordonnées ses formules politiques les plus célèbres, telles « le destin commun de l’humanité », ses nouvelles routes de la soie ou ses trois plus récentes initiatives, en particulier celle relative au développement global. Mais au fond, au-delà du supplément de légitimité politique, qu’est-ce que cela rapporte à la Chine : l’impossibilité de nombreux pays de la confronter directement mais pas la fin de la concurrence économique et l’abandon de leurs intérêts nationaux et encore moins du système politique qu’ils ont choisi. Il y a quelques exceptions : le Pakistan, le Laos et le Cambodge qui sont quasi-alignés sur la Chine. Mais ses autres partenaires du Sud sont loin de s’identifier à la Chine : ils conservent une certaine autonomie, un certain pouvoir de décision (agency en anglais) et un rôle international qui leur est propre.

FSPI : Alors que peu nombreux sont ceux qui avaient pu parier sur la chute de l’URSS, le déclin du Japon et la montée en puissance de la Chine, il n’est pas aisé de prédire l’avenir de l’empire du Milieu et de son potentiel hégémonique sur l’Indo-Pacifique. La Chine a certes des atouts importants comme sa capacité d’innovation technologique mais elle doit relever des défis tout aussi majeurs : déclin de sa population, endettement croissant le plus élevé du monde émergent, protection de l’environnement ou encore ralentissement de sa croissance économique. Dans quelle mesure sera-t-elle selon vous en mesure de trouver des solutions durables à ces défis pour mieux soutenir son hégémonie en Asie ?

JPC : Je pense que dans les années à venir, le gouvernement chinois va concentrer son attention sur les défis intérieurs que vous avez indiqués, en particulier le ralentissement économique et la nécessité de passer à un autre modèle de croissance, plus tiré par la consommation intérieure que par les exportations. Il essaie de relancer la natalité mais les politiques natalistes ont en général échoué : la Chine va donc continuer de vieillir et de voir sa population diminuer ; la transition vers les énergies renouvelables se poursuit mais, comme en Inde, encore 50% de la production d’électricité dépend du charbon ; l’endettement des collectivités locales et des entreprises publiques comme la crise du secteur immobilier sont des problèmes difficiles mais pas insurmontables à moyen terme. L’économie chinoise va probablement continuer de croître mais à un rythme plus bas, environ 3 à 4% par an, et non 5%. La Chine mettra donc plus de temps à rattraper les Etats-Unis en termes de PIB nominal : on pense qu’il faudra sans doute attendre 2040 avant que son PIB dépasse celui de l’Amérique. Mais cela ne prive pas la Chine de poursuivre sa montée en puissance économique, diplomatique et surtout militaire, en particulier dans la zone Asie-Pacifique (et non Indo-Pacifique) avec les nouveaux défis que cela présente pour les Etats-Unis, notamment autour de Taiwan ou de la mer de Chine méridionale.

FSPI : La velléité de Donald Trump de frapper une nouvelle fois les exportations chinoises d’importants droits de douane s’inscrit sans nul doute dans la poursuite de la rivalité stratégique des Etats-Unis avec la Chine, leur ennemi systémique déclaré, tout en intensifiant apparemment contre elle la guerre commerciale et technologique qu’il avait lancée lors de son premier mandat.  Après sa surenchère immédiate, comment Pekin va-t-elle agir selon vous, alors que ses exportations sont cruciales dans le cadre du ralentissement économique qu’elle connaît depuis la crise sanitaire ?

JPC : Les Etats-Unis restent pour la Chine un partenaire primordial même si la part des Etats-Unis dans les exportations chinoises est passée d’environ 20% en 2020 à 13% l’an dernier. Pékin tente de compenser les nouveaux obstacles imposés aux ventes chinoises en augmentant ses exportations vers l’Asie du Sud-Est, le Moyen-Orient, l’Afrique et l’Amérique latine. Mais la négociation avec Washington est essentielle. Le principal levier dont dispose aujourd’hui le gouvernement chinois sont les terres rares, pour la plupart raffinées en Chine. Les négociations sino-américaines à Genève puis à Londres ont permis de lever provisoirement cet obstacle en échange de concessions américaines restées secrètes mais susceptibles de porter sur certains semi-conducteurs sophistiqués et autres équipements de pointe comme les moteurs d’avion pour le C919. Pour l’instant Chinois et Américains se sont mis d’accord sur le cadre des négociations : celles-ci vont être longues et difficiles, et susceptibles de connaître de nombreux rebondissements. Une chose est certaine, le « de-risking » va se poursuivre de part et d’autre, la Chine devenant plus autonome sur le plan des hautes technologies, mais le « découplage » semble impossible, tant les deux économies sont devenues structurellement interdépendantes.

FSPI : La Chine revendique son appartenance au Sud global tout en exhortant celui-ci à poursuivre son engagement politique en faveur de l’indépendance vis-à-vis des puissances occidentales et à promouvoir le développement partagé et solidaire sur la voie de la modernisation, en proposant des normes alternatives en matière de droits de l’homme, de démocratie et de développement. A cet égard, que faut-il attendre de l’Initiative mondiale pour la gouvernance de l’intelligence artificielle lancée par la Chine lors du Sommet sur le Futur, préconisant un développement de l’IA centré sur l’homme et dans le sens du progrès de la civilisation humaine ?

JPC : Les propositions de la Chine dans ce domaine restent à mon sens volontairement vagues. Ce sont une série de vérités de La Palice : en effet, qui est contre le progrès de la civilisation humaine ? En réalité, Pékin attend de voir quelle sera la tendance dominante parmi les pays du Sud Global avant de clarifier sa position. Deux choses sont certaines : d’une part, elle veut pouvoir fournir une offre alternative à l’offre occidentale. Deepseek en est un bon exemple ; d’autre part, un peu comme pour Internet, la Chine dans ce domaine est également très souverainiste : elle veillera à ce que l’IA ne vienne pas écorner le contrôle qu’exerce le PCC sur son territoire et sa population.

FSPI : Si retrait américain il devait y avoir dans le règlement des conflits en Ukraine à l’avantage de la Russie et au Proche-Orient à celui d’Israël, le rôle potentiel d’arbitre de la Chine pourrait se voir renforcé. Dans ce contexte, la création récente à son initiative d’une organisation pour la médiation internationale peut-elle être selon vous considérée comme un engagement sérieux de sa part au service des pays du Sud Global et comme contribution à la gouvernance mondiale ?

JPC : Depuis plusieurs années, la Chine veut mettre en avant son rôle de médiateur dans les conflits internationaux. Cela pourrait rehausser son image et pas seulement parmi les pays du Sud. Elle a réussi un coup en facilitant en mars 2023 la réconciliation entre l’Iran et l’Arabie saoudite, même si celle-ci était en germe depuis quelque temps. Avec les factions palestiniennes, elle semble avoir eu moins de succès même si elle est parvenue à les réunir à Pékin en juillet 2024 et à faire signer à 14 d’entre elles, dont le Fatah et le Hamas, une déclaration commune qui scelle leur réconciliation. Mais combien de temps celle-ci peut durer tant les tensions entre le Fatah et le Hamas restent vives ? En tout cas, fort de ces deux précédents, le gouvernement chinois entend renforcer son rôle d’arbitre et de facilitateur qui tranche diamétralement avec son attitude intransigeante par exemple en mer de Chine méridionale ou face à Taiwan, attitude qui ne souffre d’aucun compromis. Evidemment pour la RPC, Taiwan est une question intérieure et aucun pays n’a le droit de mettre son nez dans cette affaire… Cela étant, ce contraste nous oblige à rester circonspect face à cette récente initiative chinoise destinée à renforcer non seulement son influence internationale mais aussi la légitimité d’un régime de Parti unique qui s’est désormais étendu à Hong Kong où justement ces médiations doivent se tenir. La Chine reste donc prisonnière de ses propres contradictions.