Frédéric Koller, journaliste au Temps, était au Forum suisse de politique internationale le jeudi 26 septembre 2019 pour une conférence intitulée Ambitions et limites de la nouvelle puissance chinoise.
FSPI : La Chine affiche une volonté toujours plus expansionniste tout en renforçant son rôle d’acteur global. Et ceci aussi bien sur un plan régional (mer de Chine méridionale, partenariat économique intégral régional, « Belt and Road Initiative », hégémonie sur l’Asie centrale), qu’au niveau multilatéral (différend commercial avec les Etats-Unis, concurrence technologique avec ceux-ci et les Européens, coopération renforcée au sein des instances multilatérales). La rivalité d’aujourd’hui entre la Chine et les Etats-Unis et, dans une moindre mesure avec l’Europe, qui les oppose sur les plans économique et technologique, semble signifier la mise en place de nouveaux équilibres géopolitiques durables à l’échelle planétaire. Quelle est votre lecture de cette redistribution des cartes ?
Frédéric Koller : Après deux ou trois siècles de domination occidentale sur le monde, on assiste en effet à un grand rééquilibrage des ensembles régionaux au profit principalement de l’Orient et de la Chine. C’est en soit une bonne nouvelle puisque ce rééquilibrage atteste de l’amélioration de vie des pays qu’on a pris l’habitude d’appeler «émergents». Du point de vue du pouvoir chinois, on ne parle pas de volonté expansionniste, mais d’un retour à la normale, à savoir la «restauration» de la grandeur passée de l’empire avec sa zone d’influence. Ses succès économiques s’accompagnent désormais d’une affirmation politique et militaire. Alors que durant un quart de siècle l’Europe et les Etats-Unis ont accompagné avec bienveillance cette émergence chinoise, on assiste aujourd’hui à une crispation. Elle s’explique par plusieurs facteurs : la crainte du déclin relatif, la remise en question de leur leadership et, c’est nouveau, le défi posé par un modèle alternatif à celui établi par l’Occident fondé sur le marché et la démocratie. On est entré dans une ère de compétition qui n’est plus uniquement économique, mais à nouveau idéologique, même si on n’ose pas encore employer ce terme qui renvoie à la guerre froide.
FSPI : Le lancement en 2013 des nouvelles routes de la soie (NRS) comprenant un réseau de routes terrestres et de voies ferrées et maritimes reliant la Chine à l’Europe en passant par l’Asie centrale, le Moyen-Orient et l’Afrique, est un projet d’une durée d’au moins dix ans dont le coût est estimé à 1000 milliards de dollars. Ces nouvelles routes commerciales seront-elles véritablement profitables au développement des échanges commerciaux au niveau mondial ? Ou son ambition est-elle essentiellement stratégique et hégémonique ?
Frédéric Koller : Ce projet des routes de la Soie (on dit «initiative une ceinture une route» en chinois) est avant tout un concept marketing. C’est la façon du pouvoir chinois de rassurer sur ses intentions en se référant aux antiques voies de commerces qui reliaient l’empire à l’Occident : on parle d’échanges, de commerce gagnant-gagnant profitable à la paix. Ce qui se cache derrière cette communication est en fait difficile à résumer, car il s’agit d’un grand fourre-tout qui a des dimensions économiques, commerciales, diplomatiques et politiques. Sur le plan économique, il s’agit d’exporter la technologie chinoise, conquérir des marchés, assurer des voies de transports pour ses importations d’énergie et de minerais et ses exportations de produits transformés. Cela s’accompagne par une offre de financement alternatif à ceux du FMI, de la Banque mondiale ou de la Banque asiatique du développement. Sur le plan politique, ces chantiers et ces prêts permettent de développer une clientèle, de s’assurer des alliances diplomatiques et de proposer une offre de gouvernance autre que celle des organisations internationales ou des pays occidentaux. L’enjeu est de prendre la main sur l’établissement des règles du commerce international de demain.
FSPI : Certains considèrent que la construction des NRS par la Chine procède du postulat selon lequel les Etats-Unis, puissance déclinante, n’auront plus les moyens suffisants pour assurer la liberté de navigation sur les océans, lesquels seraient en voie de balkanisation. Pouvez-vous confirmer la voie choisie par Pékin de construire plusieurs nouveaux porte-avions et des iles artificielles pour asseoir sa domination en mer de Chine ?
Frédéric Koller : La Chine a un programme de construction de porte-avions à grande échelle pour rivaliser d’ici quelques décennies avec les Etats-Unis. Elle construit par ailleurs des îles artificielles en Mer de Chine du Sud en pratiquant une politique du fait accompli afin d’asseoir sa souveraineté sur un territoire qu’elle revendique et qui est délimité par 9 traits sur les cartes maritimes mais que la Cour d’arbitrage de La Haye a déclaré sans fondement juridique. Cette région devrait logiquement devenir l’épicentre de la confrontation entre la Chine et les Etats-Unis. A ce stade, les Etats-Unis reste toutefois l’unique puissance capable de faire la police internationale et d’assurer la liberté de navigation. Pékin le sait, et leur est d’une certaine façon encore redevable de cet état de fait qui lui profite.
FSPI : Alors que peu nombreux sont ceux qui avaient pu parier sur la chute de l’URSS, le déclin du Japon et la montée en puissance de la Chine, il n’est pas aisé de prédire l’avenir de l’empire du Milieu et de son potentiel hégémonique. La Chine a certes des atouts importants comme sa capacité d’innovation technologique mais elle doit relever des défis tout aussi majeurs : déclin de sa population, endettement croissant le plus élevé du monde émergent, protection de l’environnement ou encore ralentissement de sa croissance économique. Dans quelle mesure saura-t-elle selon vous trouver des solutions durables à ces défis pour mieux soutenir ses velléités expansionnistes ?
Frédéric Koller : La Chine, contrairement aux Etats-Unis, à un problème : elle est contrainte de toutes parts. Elle est entourée de pays méfiants à son égard, elle est surpeuplée et vieillissante, son territoire habitable est restreint, elle est prisonnière de son histoire et limitée par sa langue. La Chine va continuer de croître économiquement mais va devoir faire face à des défis de plus en plus grands sur le plan social et politique. Il en va tout autrement des Etats-Unis, un pays qui a de vastes espaces en réserve, une capacité d’accueil encore importante, une force d’attraction qui reste intacte malgré Donald Trump. Elle n’a aucun ennemi à ses portes. Méfions-nous des théories du déclin qui circulent depuis des décennies sur les Etats-Unis. Comparés à la Chine, ils restent dans une situation bien plus enviable.
FSPI : Alors que la guerre commerciale persistante entre la Chine et les Etats-Unis apparaît comme un élément d’une confrontation plus vaste encore, l’Europe semble être contrainte de devoir choisir son camp. Entre une Amérique qui ne veut plus exercer le leadership du monde occidental et ne croît plus aux vertus du multilatéralisme et une Chine qui favorise de nouvelles règles du jeu dans l’ordre libéral mondial. L’Union européenne parviendra-t-elle à surmonter ses divisions et se positionner comme un acteur à part entière dans cette arène ?
Frédéric Koller : On ne sait pas quelle direction prendront les Etats-Unis dans deux ans. Le repli décidé par Donald Trump sera-t-il durable ou verra-t-on cela dans quelques années comme une simple parenthèse. Rappelons qu’avant lui, Barack Obama avait une lecture exactement inverse des relations internationales et semblaient inscrire son pays dans le 21e siècle avec une vision à long terme. Cela peut sembler loin aujourd’hui. C’était hier. La question de l’Europe est beaucoup plus complexe. Il n’y a plus de puissances européennes, mais il n’y a pas encore d’affirmation de l’Union sur le plan international. Si elle veut compter, imposer sa propre voie entre les Etats-Unis et la Chine, l’Europe devra renforcer son intégration. Mais ces considérations géopolitiques semblent déconnectées des préoccupations quotidiennes des populations européennes qui – pour certaines – rêvent encore de leur grandeur passée en tant qu’Etat-nation. Cela va prendre du temps pour que l’Europe développe sa propre voie de façon cohérente. Le plus probable est que cette Europe, unie ou non, restera pour un certain temps encore dans une relation privilégiée avec les Etats-Unis pour des raisons historiques et politiques.
FSPI : Et enfin, le rôle de la Suisse. Le président de la Confédération, Ueli Maurer, entouré d’une importante délégation du monde financier et économique, s’est rendu en Chine en avril dernier pour participer au Sommet sur les routes de la soie, quel a été le bilan de cette visite ? La Suisse peut-elle vraiment peser dans les relations économiques et constituer un enjeu pour les Chinois ou ne s’agit-il que d’un leurre ?
Frédéric Koller : Il semble que cette visite ait été fructueuse, même si notre ministre s’est montré avare de commentaire. Le fait est que les relations entre Berne et Pékin sont, dans l’ensemble, excellentes. La Suisse peut se targuer d’être l’un des rares pays au monde à avoir un excédent commercial conséquent avec la Chine. Pékin n’y trouve rien à redire jusqu’ici car d’une part les Chinois sont demandeurs des hautes technologies développées ici, et d’autre part la Suisse sert de plate-forme d’expérimentation : le traité de libre-échange, le premier sur le continent européen, en est un bon exemple. Berne légitimise l’approche du pouvoir chinois en jouant par exemple les bons élèves dans le programme des Routes de la Soie, sans aucun égard pour la position européenne. C’est précieux pour la communication du régime. Cela a aussi un coût.