Interview de Monsieur Alain Werner, Directeur Civitas Maxima, le 20 février 2020.
FSPI : Le travail de votre organisation Civitas Maxima créée en 2012 à Genève s’inscrit dans la mise en place d’une justice pénale internationale après la Seconde Guerre mondiale qui démarre avec le tribunal de Nuremberg pour juger les crimes génocidaires perpétrés par les Nazis. En quoi votre ong contribue ou se différencie-t-elle du système juridique international qui fonctionne depuis lors ?
Alain Werner : Après le procès de Nuremberg dans une très large mesure le système juridique international pour la punition des crimes de guerre n’a plus fonctionné, et ce pendant presque 50 ans à cause de la Guerre froide. Depuis les années 1990 il y a eu en effet une renaissance spectaculaire des tribunaux internationaux avec la création notamment des tribunaux des Nations Unies pour l’Ex-Yougoslavie et Rwanda, ce qui a culminé en 2002 avec la création de la Cour Pénale Internationale, qui est le premier Tribunal pour juger de ces crimes sans durée limitée. L’expérience de ce dernier depuis 18 ans, avec seulement 4 condamnations et 4 acquittements pour un coût total à ce jour de plus d’un milliard et demi d’euros, démontre toutefois qu’il doit exister d’autres efforts de justice que ceux devant des tribunaux internationaux si l’on veut qu’un nombre autre que négligeable de victimes de crimes de masse puisse obtenir justice. Cela doit je pense passer aussi par des jugements pour crimes de masse devant les tribunaux nationaux, et c’est à cet effort que Civitas Maxima participe depuis 2012.
Un exemple concret est la poursuite pour crimes de guerre contre un ressortissant libérien, Alieu Kosiah, qui aura lieu devant le Tribunal Pénal Fédéral au mois d’avril 2020. Le lien avec la Suisse est donné par la résidence de M. Kosiah en Suisse, et en conséquence un tribunal suisse, et non un tribunal international, jugera M. Kosiah pour ses crimes présumés commis contre des Libériens au Libéria durant la 1ère guerre civile. De la même façon avec Civitas Maxima nous avons contribué depuis 2012 d’une manière ou d’une autre en France, au Royaume-Uni, en Belgique, aux États-Unis et ailleurs à l’initiation de poursuites criminelles devant des tribunaux nationaux à l’encontre des gens impliqués dans la guerre civile au Libéria. Ni le gouvernement libérien ni la communauté internationale n’ont permis quant à eux, à ce jour, qu’un seul libérien qui a participé à la guerre ne soit condamné, ce alors que le conflit qui s’est terminé en 2003 a coûté la vie à plus de 150 000 personnes.
FSPI : La Cour pénale internationale (CIP) souffre du peu de coopération de la part des autorités judiciaires et du manque de volonté politique des gouvernements de nombreux pays, y inclus des grandes puissances qui n’en sont pas parties. Ainsi a-t-elle essuyé certains échecs cinglants concernant les poursuites contre divers ancien Chefs d’états africains. De nombreuses voix se font entendre pour que des réformes soient entreprises pour renforcer son efficacité et son exemplarité. Quels types de réformes devraient être effectués selon vous et comment évaluez-vous la faisabilité de leur mise en œuvre compte tenu de la très grande politisation de ces procès ?
Alain Werner : La complexité du Statut de Rome qui a créé la CPI est qu’il s’est voulu une sorte de mélange de lois de procédures inspirées en même temps du droit anglo-saxon et du droit d’inspiration romano-germanique, qui est le nôtre notamment en Suisse. Les deux systèmes ont leurs défauts et leurs qualités, mais les deux fonctionnent avec leurs spécificités, le défi pour la CPI étant donc de faire marcher un tribunal international avec une procédure qui n’est ni entièrement de droit anglo-saxon ni réellement de droit romano-germanique, et cela s’avère un vrai défi. A mon sens toutefois la première chose à régler à très court terme est l’exemplarité des organes du Tribunal, qui doit être la règle dans une institution d’une telle importance. A cet égard l’élection au mois de novembre 2020 du nouveau Procureur pour un mandat de 9 ans sera crucial, et les états membres de la CPI, dont la Suisse, ont un devoir de choisir un candidat ou une candidate exemplaire à tous les niveaux.
FSPI : Diverses tentatives ont été entreprises pour créer des mécanismes spécifiques destinés à renforcer et centraliser les enquêtes pour crimes de guerre dans des situations où l’action du Conseil de sécurité et/ou de la CPI ont été paralysés. Comme par exemple dans les cas de la Syrie ou de la Birmanie. Existe-t-il encore l’espoir de voir un jour le Président Assad et les hauts dirigeants birmans répondre de leurs actes ?
Alain Werner : La création que vous mentionnez du IIIM sur les crimes commis en Syrie et de son pendant pour les crimes commis contre les Rohingyas, le IMM, tous deux basés à Genève, est une grande source d’optimisme à mon avis, d’autant plus que les deux personnes qui sont à la tête de ces mécanismes, la française Catherine Marchi-Uhel, et l’américain Nicholas Koumjian, sont, elles, tous deux exemplaires. Je pense ainsi que l’on peut être très optimiste sur le fait qu’autant que possible les preuves matérielles existantes sur les crimes commis en Syrie et contre les Rohingyas seront donc préservées.
Or ces crimes sont imprescriptibles selon le droit international, et aussi longtemps que les dirigeants politiques et militaires syriens et birmans sont vivants, des poursuites pourront être entamées. Le fait que certains dirigeants Khmer Rouge aient été jugés plus de 35 ans après les crimes ou qu’Oskar Gröning, le comptable d’Auschwitz, ait été condamné en 2018 en Allemagne plus de 70 ans après les crimes nous incite à ne jamais désespérer que l’on puisse obtenir justice au nom des victimes.
FSPI : La Suisse, laquelle s’engage pleinement en faveur de la CPI et de lutte contre l’impunité, a obtenu en 2019 un succès diplomatique important en faisant adopter aux côtés d’un groupe de pays like minded un amendement des statuts visant à ce que la CPI soit compétente pour poursuivre comme crime de guerre le fait d’affamer délibérément des civils dans des conflits internes. Quelles chances donnez-vous à ce que la CIP fasse usage de cette nouvelle compétence ?
Alain Werner : C’est assurément un pas important. Toutefois à mon avis à ce stade le problème de la CPI n’est plus l’inadéquation du Statut de Rome sur la définition des crimes matériels mais le fait pour le bureau du Procureur de gagner ses procès avec des stratégies claires et cohérentes et pour les juges des différentes chambres de dégager une jurisprudence globale concordante et qui ait du sens légalement.
FSPI : Suite aux récents développements de la CPI dans l’affaire Al-Bashir concernant les mandats d’arrêt de l’ancien Président du Soudan, la Cour a déclaré que les immunités de chefs d’Etats ne l’empêchent pas d’exercer sa compétence, entre-ouvrant ainsi la porte à la possibilité d’arrêter des chefs d’Etats en fonction. Comment analysez-vous cette position et ne pensez-vous pas que cela risque d’accroitre encore plus la méfiance de certains Etats vis-à-vis de la Cour ?
Alain Werner : La poursuite des anciens chefs d’États par les tribunaux internationaux date de Nuremberg avec la poursuite de Karl Dönitz, et s’est poursuivie notamment avec les poursuites contre Milosevic par le Tribunal pour l’ex-Yougoslavie. Le Tribunal Spécial pour la Sierra Leone pour lequel j’ai travaillé plusieurs années a par ailleurs inculpé Charles Taylor en 2003 alors qu’il était toujours le Président en exercice du Libéria. Le simple fait pour des tribunaux internationaux de juger et poursuivre ces crimes suscitera toujours la méfiance de certains Etats voire leur hostilité, et incitera toujours des criminels de guerre à tous les niveaux de responsabilité politique à s’accrocher à leurs fonctions. Je ne vois toutefois pas d’alternative à l’application neutre et stricte du droit international pour que nos enfants et petits-enfants ne vivent pas de la même façon que nous dans un monde où les pires crimes de guerre restent la plupart du temps simplement impunis.
FSPI : En décidant d’exclure le terrorisme de la compétence de la Cour pénale internationale, les Etats ont renoncé à l’instauration d’une réponse pénale universelle au terrorisme. Nonobstant, les organisations de défense des droits de l’homme ne cessent d’en appeler aux gouvernements de mettre fin à la quasi-impunité des groupes armés djihadistes islamistes qui sévissent notamment en Afrique de l’Ouest. Ces crimes pourraient/devraient-ils être selon vous poursuivis sous l’un ou plusieurs des crimes prévus par le Statut de Rome (crime de génocide, crimes contre l’humanité ou crimes de guerre) ? Est-ce que votre organisation pourrait être sollicitée et/ou en mesure de mener des enquêtes?
Alain Werner : Je partage l’idée que les membres des groupes djihadistes islamiques doivent être poursuivis pour les crimes que vous mentionnez, ou d’autres comme le crime de torture défini par la convention de 1984 de New York. L’exemple devrait être donné par les tribunaux en Europe qui devraient arrêter de poursuivre systématiquement notamment des anciens membres de Daech ou ceux qui sont parti combattre pour eux sur la base de lois anti-terroristes parfois contestables qui permettent d’infliger des peines très sévères notamment pour la seule appartenance, ou tentative d’appartenance, à un groupe terroriste. Ils devraient aussi mener, chaque fois que cela est possible, des poursuites sur la base de leur législation sur les crimes internationaux, ceux visés par le Statut de Rome.
Mon organisation travaille actuellement quasi exclusivement sur des conflits de trois pays en Afrique de l’Ouest pour l’instant, mais je porte la conviction inébranlable que nous serons un acteur important pour de nombreuses années à venir et il est évident que notre champ d’action sera appelé à s’étendre, d’une manière ou d’une autre.
FSPI : Civitas Maxima réalise un immense travail de terrain en cherchant et réunissant des preuves afin de trainer les coupables en justice. Ce faisant, vous êtes sans cesse confronter aux pires exactions humaines, comment fait-on pour garder foi en l’humanité ?
Alain Werner : Mon expérience est que la foi en l’Humanité est nourrie par la rencontre avec des hommes et des femmes qui sont confrontés aux pires exactions imaginables et pourtant conservent de façon incroyable une dignité et un idéal de justice à la fois simple et beau. Notre rôle d’avocats au service de la quête de justice de ces gens est bien sûr important mais il ne sera jamais assez dit que les vrais héros ce sont eux, ces personnes qui refusent la vengeance ou le statu quo, souvent en prenant des risques concrets par rapport à leur propre sécurité, et décident de croire en la possibilité d’une justice humaine.