Interview de Monsieur Michel Jarraud, Secrétaire général émérite de l’Organisation météorologique mondiale
Interview de Monsieur Michel Jarraud, le 16 août 2022
La lutte contre le réchauffement climatique : est-il trop tard pour agir ?
FSPI : Les rapports précédents du GIEC sur les changements climatiques faisaient état du fait que le pic d’émissions du CO2 devrait être atteint au plus tard en 2025, afin de pouvoir contenir le réchauffement global de la planète à 1.5°C au plus. Désormais cet objectif semble quasiment hors de portée et un pic des émissions ne semble guère atteignable avant 2030-2035. Nonobstant le fait que l’on connaisse scientifiquement bien les enjeux du réchauffement climatique (atténuation et adaptation), la communauté internationale n’a donc pratiquement rien entrepris pour les réduire de manière durable. Quelles en sont les principales raisons ?
Michel Jarraud : Il est sans doute exagéré de dire que rien n’a été entrepris, mais les actions prises et même les intentions exprimées ne sont pas suffisantes, et de très loin. Les gaz à effet de serre émis dans l’atmosphère y restent très longtemps, en particulier le CO2 et il est donc essentiel de parvenir à un pic d’émissions avant 2030 et à une neutralité carbone autour de 2050, sans quoi, même l’objectif de limiter le réchauffement global à 2°C ne pourra être atteint. Or les mesures et les engagements pris, à supposer qu’ils soient tenus, nous placent plutôt sur une trajectoire de 3 à 4.5°C, avec des conséquences dramatiques dont on a récemment vu les prémices. Les raisons de cette situation sont multiples. Pour les gouvernements, confrontés à une multiplication de crises majeures, le financement des actions nécessaires est souvent vu comme une dépense plutôt que comme un investissement. Cependant, la situation est en train de changer avec l’attribution d’un nombre croissant de catastrophes récentes aux changements climatiques anthropogéniques. Par ailleurs, pour un trop grand nombre d’entreprises, les considérations financières à court ou à très court terme priment sur les enjeux planétaires à moyen ou long terme. Mais là aussi la situation change, sous la pression combinée de l’évidence scientifique de plus en plus forte, de l’opinion publique, de l’implication croissante des jeunes générations, d’un certain nombre d’investisseurs sensibilisés à la notion de développement durable et de bien d’autres.
FSPI : Alors que la Finlande vient d’adopter une des politiques climatiques les plus ambitieuses du monde en fixant la neutralité carbone à 2035, objectif que des pays riches comme la plupart des pays européens et le Canada n’ont fixé qu’à 2050, pensez-vous que cela est réaliste ? Si oui, estimez-vous qu’une telle transition énergétique est possible uniquement si elle n’a pas pour effet de creuser les inégalités socio-économiques ? A l’image des politiques sociales que le gouvernement finois mène comme par exemple sa politique de logement, avec pleine compensation de l’augmentation de prix de l’énergie destinée au chauffage pour atténuer l’impact de la crise énergétique à venir.
Michel Jarraud : Il faut féliciter la Finlande pour cette décision. Elle montre l’exemple aux autres pays développés. Ses objectifs sont ambitieux, et ils sont basés sur des analyses scientifiques et technologiques solides. Je suis convaincu qu’ils sont réalistes. Ceci étant, le contexte finlandais avec un grand territoire et une faible population, avec un potentiel géothermique et éolien important, n’est pas forcément réplicable dans d’autres pays. La Finlande a aussi fait le choix de l’atome civil pour une part importante de son mix énergétique. Pour ce qui est des impacts socio-économiques de la transition énergétique, la question est au cœur des propositions de l’OIT sur une « transition juste ». Genève a un rôle important à jouer dans ce domaine.
FSPI : Le rapport de l’OMM sur l’état du climat mondial en 2021 a fait état de quatre records battus en matière d’indicateurs-clé : concentration des gaz à effet de serre, élévation du niveau de la mer, réchauffement et acidification des océans. Quelles conséquences cela-t-il peut avoir sur l’objectif de l’Accord de Paris de limiter le réchauffement à 2° d’ici à la fin du siècle ?
Michel Jarraud : En fait, de nombreux records ont été battus, pas seulement ceux que vous venez de mentionner. Pour ce qui est de la concentrations dioxyde de carbone (CO2), comme le confirme le récent rapport du GIEC, il s’agit des valeurs les plus hautes depuis au moins 2 millions d’années. L’élévation du niveau des océans est la plus rapide depuis au moins 3’000 ans. La quantité de glace dans l’océan Arctique est la plus faible depuis au moins 1’000 ans. La fonte des glaciers est sans précédent à l’échelle globale depuis plus de 2’000 ans. On a relevé une température de 38°C au Nord du cercle arctique, les vagues de chaleurs extrêmes se multiplient, ainsi que les sécheresses ou les pluies diluviennes … Le changement climatique ne peut plus être nié et la responsabilité humaine ne fait plus de doute. L’objectif de l’Accord de Paris en 2015 de limiter le réchauffement à 2°C et de rester aussi proche que possible de 1.5°C va être de plus en plus difficile à atteindre et tous les éléments mentionnés renforcent la nécessité d’une action urgente et ambitieuse.
FSPI : La plupart des pays industrialisés et un grand nombre de pays émergents ont adopté des politiques de lutte contre le réchauffement climatique et de développement durable avec plus ou moins d’effets au niveau national ou régional. Leurs efforts ne sont-ils pas inutiles si les pays qui contribuent le plus aux émissions de gaz à effet de serre ne prennent pas des mesures rapides pour réduire ces émissions ?
Michel Jarraud : Pour avoir une chance d’atteindre les objectifs de l’accord de Paris, il est essentiel de renforcer au plus vite les actions d’atténuation, c’est-à-dire de réduire les émissions de gaz à effet de serre. Bien évidemment, la contribution des plus gros émetteurs sera déterminante, ainsi que leur responsabilité historique en cas d’échec. Les engagements à prendre sont communs, mais différenciés, pour reprendre la terminologie des négociations sous l’égide de la Convention Cadre des Nations Unies sur la lutte contre les changements climatiques. La plupart des gros émetteurs ont accentué leurs actions dans ce sens, mais leurs engagements et leurs actions restent beaucoup trop en-deçà de ce qui est nécessaire. Cela va être un des enjeux principaux des prochaines COP.
FSPI : La plupart des pays participants aux COP hésitent à prendre des engagements climatiques ambitieux par crainte de porter préjudice à leur économie. Est-ce que l’échec de la lutte contre les changements climatiques, tout au moins partiel et jusqu’à aujourd’hui, ne serait pas due essentiellement à une écologie par trop idéaliste ? Ne devrait-on pas tout mettre en œuvre pour réconcilier économie, industrie, politique et écologie tout en concrétisant une union sacrée du profit et de la raison, du sacrifice minimal de confort et du respect maximal de la nature ?
Michel Jarraud : Le développement durable s’appuie sur trois piliers : économique, social et environnemental. On ne peut réussir qu’en traitant les trois de manière coordonnée. La lutte contre les changements climatiques, tant sur le plan de l’atténuation que sur celui de la mitigation en est une composante essentielle et doit prendre en compte ces trois composantes. Ceci étant, les échelles de temps impliquées dans les processus de décision sont souvent très différentes : par exemple, pour ce qui est de la lutte contre les changements climatiques, il est important d’avoir un horizon temporel à long terme : les décisions que nous prenons maintenant, ou pire, celles que nous ne prenons pas, auront des conséquences majeures (dans les 3 piliers) pendant des décennies, et même des siècles. Il est donc indispensable d’arriver à intégrer cet aspect dans la prise de décisions, à tous les niveaux : international, national, local et ce, pour tous les décideurs, dans tous les secteurs.
FSPI : Dans l’étude que vous a commandée récemment la Fondation de Genève intitulé La Genève internationale et l’urgence climatique, vous avez relevé que « l’impressionnante richesse de Genève et de sa région ainsi que son potentiel pourrait faire d’elle un moteur de la lutte contre les changements climatiques au niveau mondial ». Pourriez-vous nous dire quels sont ses atouts majeurs et éventuellement ses faiblesses ?
Michel Jarraud : Parmi les atouts de Genève, on peut citer sa taille humaine, ainsi que la densité, la diversité et la complémentarité d’acteurs importants dans les domaines liés aux changements climatiques, domaines scientifiques, environnementaux, financiers, industriels et académiques éléments qui n’ont, et de loin, pas d’équivalent dans le monde. Il y a également une tradition et un potentiel uniques de passerelles transdisciplinaires, ainsi qu’une complémentarité entre acteurs non-gouvernementaux et institutionnels. Enfin il y a la présence active de la quasi-totalité des Etats membres des Nations Unies, ainsi qu’un soutien historique fort des autorités locales et nationales. Par contre le coût de la vie en région genevoise ainsi que les limitations du système hôtelier sont des obstacles réels pour attirer de nouvelles structures ou pour héberger certaines grandes conférences. Enfin, Genève et la Suisse ne sont pas toujours perçus comme des leaders par l’exemplarité dans le domaine des actions pour soutenir la mise en œuvre des accords de Paris. Mais la situation est en train d’évoluer rapidement dans un sens positif sur plusieurs des points mentionnés.
FSPI : L’inaction des États ainsi que l’irresponsabilité des grandes multinationales sont souvent pointées du doigt. Qu’elle est la place de la société civile dans ce débat ? Son opinion et ses actions pèsent-t-elles réellement face aux enjeux économiques ?
Michel Jarraud : Le poids de la société civile a considérablement augmenté au cours des dernières année, mais pas de manière uniforme dans les différents pays. La société civile contribue de plusieurs manières : au niveau de la prise de conscience, au niveau de l’implication des jeunes générations, qui subiront de plein fouet les conséquences d’une action insuffisante, au niveau de la pression de l’opinion publique sur les gouvernants, sur les compagnies, sur le secteur financier, et de bien d’autres aspects. Elle contribue également à établir des passerelles entres les échelles temporelles très différentes mentionnées plus haut. Je me réjouis de cette évolution et j’espère qu’elle va encore s’amplifier.