Jean-François Bayart, professeur au Graduate Institute, et titulaire de la chaire Yves Oltramare « Religion et politique dans le monde contemporain »
FSPI : Alors que la popularité de l’AKP est en déclin notable comme conséquence notamment d’une situation économique très détériorée et d’une répression politique croissante, et que l’attention de la société turque est de plus en plus polarisée sur l’élection présidentielle du mois de mai prochain, les partis de l’opposition ainsi qu’une grande partie de l’électorat turc sinistré à la suite du récent séisme n’ont pas manqué de capitaliser sur les manquements en matière de secours ainsi que la corruption accompagnant le non-respect des normes antisismiques pour les nouvelles constructions qui avaient été ordonnées en 1999. Quelles pourraient en être selon vous les conséquences sur l’issue du scrutin ?
Jean-François Bayart : Une certaine prudence s’impose. Dans les sondages la cote d’Erdogan était remontée avant le séisme. Il est clair que la gestion assez catastrophique de la catastrophe, la volonté du gouvernement de garder le contrôle des secours au risque d’en affaiblir l’efficacité et le manque d’empathie du président de la République à l’égard des victimes ont beaucoup choqué l’opinion. Mais, d’un autre côté, l’opposition a peiné à désigner son candidat unique à la prochaine élection présidentielle. La position du principal parti d’opposition kurde, le HDP, n’est pas encore fixée, et son apport de voix sera décisif. Surtout le pouvoir garde la maîtrise du paysage médiatique, et l’on ne peut exclure des fraudes le jour du scrutin, même si ce n’est pas dans la tradition du pays. En outre, rien ne permet de savoir comment pourra être organisé le scrutin dans les régions sinistrées – un défi logistique de taille.
FSPI : L’année électorale 2023 et la célébration du centenaire de la République turque sont l’occasion de faire le bilan de deux décennies d’un pouvoir très personnel d’Erdogan en politique étrangère. Sa fuite en avant – interventions en Méditerranée orientale (Grèce et Chypre), engagements armés en Lybie, Somalie et Syrie, soutien à l’Azerbaïdjan dans son différend avec l’Arménie notamment -, mais aussi sa réconciliation avec Israël et les pétromonarchies de la péninsule arabique, le rapprochement avec l’Iran ou ses efforts de médiation déployées dans le cadre de la guerre ukrainienne, dénotent d’une grande imprévisibilité et des revirements fréquents de son action diplomatique. Comment en évaluer les bénéfices pour la Turquie elle-même ? Qu’a-t-elle gagné de ces initiatives ? En quoi les capacités de sa diplomatie et de sa défense ont-elles été accrues ?
Jean-François Bayart : Sur le plan international la Turquie a renforcé son rôle en pratiquant une stratégie du free rider quitte à pratiquer une diplomatie du chantage (à l’émigration, à l’élargissement de l’OTAN) et à nuire à sa crédibilité d’alliée fiable auprès de ses partenaires occidentaux. Cela était malheureusement prévisible dès lors que l’Union européenne avait choisi de frustrer les attentes de la Turquie en matière d’adhésion, sous la pression conjointe de la France et de l’Allemagne, notamment après l’élection à la présidence de la République de Nicolas Sarkozy, en 2007. Je me permets de renvoyer à ce propos – comme à celui de la question iranienne – à mon essai, L’Impasse national-libérale (La Découverte, 2017), ainsi qu’à différents articles de presse que j’ai écrits à partir de 2004. Tout cela était parfaitement prévisible. Obnubilée par le coût de l’adhésion de la Turquie sans se poser la question du coût de sa non-adhésion, l’Europe a elle-même organisé sa vulnérabilité en Asie antérieure, sans même parler de son imprévoyance face à l’irrédentisme de Vladimir Poutine. Sur le plan économique Erdogan a lui-même ruiné son œuvre en replongeant la Turquie dans une crise du fait du caractère erratique de sa politique, notamment en matière de crédit. Le même constat peut être dressé dans le domaine de la politique intérieure. Jamais aucun dirigeant n’était allé aussi loin dans un traitement culturel et politique, et non pas simplement sécuritaire, de la question kurde et dans la démocratisation du régime, en renvoyant l’armée dans ses casernes. Mais, patratas, il a renversé la table des négociations avec le PKK et rejeté le pays dans l’ornière de la situation autoritaire qui contraint sa démocratisation depuis la dictature du Comité Union et Progrès (1912-1918), sous la forme d’un jeu de yo-yo ou d’un rythme de systole et de diastole.
FSPI : Pendant la guerre froide, les puissances occidentales avaient considéré la Turquie comme un pays quasi-exclusivement européen, membre du Conseil de l’Europe et aspirant à l’UE parce que membre de l’OTAN tout en négligeant sa dimension euro-asiatique. Après la chute du Mur de Berlin, l’Occident n’a pas contribué à faire évoluer cette politique vers une ouverture à 360° de Ankara, en exploitant pleinement les avantages de sa position géostratégique. Au contraire, la pratique d’un certain appeasement à l’égard de la Turquie de Washington et Bruxelles ont eu pour effet d’encourager Erdogan dans sa politique de non-alignement et son escalade rhétorique et souvent militaire. A cet égard, estimez-vous qu’un éventuel nouveau gouvernement turc pourrait adopter une politique étrangère neutraliste en renonçant formellement à l’adhésion à l’UE, tout en assumant ses obligations de la défense transatlantique et en menant une action pacifique en Méditerranée orientale ?
Jean-François Bayart : D’une part, la Turquie a toujours eu une politique étrangère indépendante, au mieux de ce qu’elle estimait être ses intérêts, et n’a jamais hésité à entrer en confrontation avec ses alliés de l’OTAN lorsqu’elle le jugeait nécessaire, par exemple au Liban, en 1958, à Chypre, en Irak. De l’autre, je le répète, l’Europe et dans une certaine mesure les Etats-Unis ont une responsabilité écrasante dans l’autonomisation diplomatique de la Turquie, dans l’affirmation de sa stratégie de free rider. Ne nous y méprenons pas. L’éventuel successeur d’Erdogan, et notamment Kemal Kiliçdaroglu, n’aurait pas forcément une politique étrangère très différente, même si son style pourrait évoluer. Le nationalisme reste l’épine dorsale de la diplomatie turque qu’hante le traumatisme du traité de Sèvres, lequel aurait consacré le démembrement du pays. Sur ce point la Turquie est très proche de la Hongrie qui n’a jamais accepté le traité de Trianon. La proximité entre Viktor Orban et Recep Tayyip Erdogan est aussi le signe de ce ressentiment, ruminé depuis un siècle, même si Kemal Atatürk a lavé l’affront du Diktat, là où la Hongrie a dû faire mine de se résigner à l’amputation de son territoire. Mais, par ailleurs, il ne faut pas sous-estimer la dépendance de la Turquie par rapport à l’Europe. Dans ces conditions le plus probable est que l’une et l’autre reconduisent ce jeu un peu pervers du « je t’aime, moi non plus », la question de l’élargissement de l’UE étant malheureusement sans doute devenue hors-propos.
FSPI : En Turquie, plus qu’ailleurs peut-être, politique étrangère et politique intérieure sont étroitement liées, alors que le passage au régime présidentiel en 2018 a renforcé l’instrumentalisation de la politique étrangère à des fins de politique intérieure. L’approche des élections présidentielles dans lesquelles Erdogan voit l’occasion de s’ériger en nouveau père de la Turquie moderne l’a mis toujours plus en évidence. Ce faisant, la diplomatie turque n’est-elle pas empreinte d’un décalage entre ses ambitions et capacités réelles de mener une action stratégique sur le long terme sur chacun des multiples terrains où elle s’engage ?
JFB : Sans doute. Reste que l’avenir est devenu très incertain car les données du problème ont changé. Cette partie du monde est désormais dominée par des États-freeriders – la Russie, l’Iran, Israël, l’Arabie saoudite, et donc la Turquie – qui se jouent des règles du multilatéralisme et de l’hégémonie occidentale. La guerre d’Ukraine est sans doute la clef du problème, mais qui peut prédire sa fin et le système régional qui en sortira ?