2023

Philip Grant, Directeur exécutif de TRIAL International

FSPI : Le travail de votre ONG, TRIAL International, que vous avez fondé en 2002, s’inscrit dans la mise en place d’une justice pénale internationale après la Seconde Guerre mondiale qui démarre avec le tribunal de Nuremberg pour juger les crimes génocidaires perpétrés par les Nazis. En quoi votre ONG contribue-t-elle ou se différencie-t-elle du système juridique international qui fonctionne depuis lors ?

Philip Grant : Le système juridique international est encore loin de fonctionner de manière efficace. Mais on vient de loin. Ce fut tout d’abord la traversée du désert : il n’y a eu entre Nuremberg (et son homologue asiatique, siégeant à Tokyo) et les tribunaux internationaux ad hoc mis en place par le Conseil de sécurité à la suite des tragédies en ex-Yougoslavie et au Rwanda au milieu des années 1990, simplement aucune expérience de répression organisée des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité ou du génocide. Ces premières expériences encourageantes ont été suivies d’autres modèles plus ou moins internationaux ou au contraire incorporés aux systèmes nationaux mais avec des touches internationales, que ce soit au Timor Leste, en Bosnie, en Sierra Leone ou encore au Cambodge. Mais l’ensemble de ces tribunaux n’a permis de condamner que quelques centaines d’auteurs de crimes graves, alors que pour ne prendre que les civils tués dans des conflits (en laissant donc de côté d’autres violations comme les actes de torture, les viols, les destructions d’hôpitaux ou d’écoles, les actes de pillage, les atteintes à l’environnement, etc.) depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, on parle de près de 100 millions de victimes.

Avec l’adoption en 1998 du Statut de Rome de la Cour pénale internationale (CPI), la communauté internationale a enfin mis en place une institution permanente, à même d’exercer une compétence large, non liée à un conflit spécifique. L’espoir était grand que cette Cour puisse exercer un effet préventif large, et s’il le faut, en complémentarité aux efforts des États, punir les principaux responsables d’atrocités. À ce jour, 123 États ont ratifié le statut de la CPI, à l’exclusion des grandes puissances ou d’États clés comme la Chine, la Russie, l’Inde, le Pakistan, les États-Unis ou Israël. La CPI dispose d’un budget annuel d’environ 100 millions d’euros. À ce jour, en 20 ans d’existence, son bilan est maigre : elle a condamné une dizaine d’accusés, tous des membres de groupes armés, et aucun responsable étatique. Même si l’on ne peut réduire la valeur de la CPI à ce simple résultat comptable – l’effet préventif lié à l’existence même de cette Cour est difficilement démontrable, mais certainement réel –, il n’y a pas vraiment lieu de pavoisé. Est-ce que la mise en accusation récente du Président russe Vladimir V. Poutine est à même de redorer le blason de la CPI et de l’idée même de justice internationale ? Il est évidemment trop tôt pour le dire.

 

FSPI : La Suisse s’engage pleinement en faveur de la CPI et, de manière générale, en matière de lutte contre l’impunité. Ainsi, elle a obtenu en 2019 un succès diplomatique important en faisant adopter aux côtés d’un groupe de pays like-minded un amendement du statut de la CPI visant à ce que celle-ci soit compétente pour poursuivre comme crime de guerre le fait d’affamer délibérément des civils dans des conflits internes. Quelles chances donnez-vous à cette nouvelle compétence de la CPI d’être effectivement mise en œuvre et de pouvoir ainsi contribuer de manière substantielle à rendre une meilleure justice aux victimes ?

Philip Grant : Le développement du droit pénal international est un processus extrêmement lent. De l’idée d’incriminer un acte spécifique – comme le fait d’affamer des civils – à sa prise en compte concrète lors d’un procès, et l’émergence d’une pratique judiciaire, un temps considérable peut s’écouler.

En réalité, ce n’est pas la possibilité que des procès puissent se tenir à l’avenir qui est le point le plus impactant. Car introduire dans le statut de Rome le fait de réduire délibérément des civiles à la famine va immanquablement opérer des changements dans la manière dont certains États conduisent les hostilités. Le fait qu’il existe dorénavant un ancrage concret en droit international va non seulement pousser les États qui ratifieront cet amendement à faire en sorte que leur propre droit pénal et leur pratique reflètent cette interdiction, mais également tenir les États qui recourraient à cette pratique, responsables, quand bien même ils n’auraient pas ratifié cette nouvelle norme.

Il en a été de même en réalité pour l’ensemble des actes prohibés par le statut de Rome, lorsque l’on a vu que des dizaines d’États, après avoir ratifié le statut, commencer à introduire ces crimes dans leur code pénal, contribuant de la sorte à faire émerger une pratique internationale.

En 2009, à la conférence diplomatique de Kampala, le crime d’agression a, lui aussi, été précisé dans le statut de la CPI, lançant une nouvelle pratique dont on peut commencer à estimer l’ampleur depuis l’invasion russe de l’Ukraine. L’agression russe, assurément un crime, mais un crime sans tribunal (faute notamment pour la Russie d’avoir adhéré à la CPI), est au cœur de développements absolument novateurs en droit international, notamment la création tout récemment à La Haye d’un « Centre international pour la poursuite du crime d’agression contre l’Ukraine ». On ne sait jamais réellement, au moment de l’adoption de normes, comment celles-ci vont influer la pratique internationale. Il s’agit souvent d’une sorte de Frankenstein juridique qui échappe à son créateur.

 

FSPI : Alors que l’action de la CPI souffre du peu de coopération de la part des autorités judiciaires nationales et du manque de volonté politique des gouvernements de nombreux pays, y inclus des grandes puissances qui n’en sont pas parties, de nombreuses voix se font entendre pour que des réformes soient entreprises pour renforcer son efficacité et son exemplarité. Quels types de réformes devraient être effectuées selon vous, et comment évaluez-vous la faisabilité de leur mise en œuvre compte tenu de la très grande politisation de cet organe international ?

Philip Grant : Soyons clair : la Cour pénale internationale est une instance judiciaire indépendante, qui n’est pas elle-même politique. Ce sont les États qui peuvent se voir tenter de l’utiliser et qui de ce fait la politisent. Il serait d’ailleurs étonnant qu’il en aille autrement, du moment que la Cour a théoriquement la possibilité de mettre derrière les barreaux des individus parmi les plus puissants de la planète. Si elle n’était pas perçue par les États comme une instance qui joue un rôle dans la vie internationale, un bidule détaché des rapports internationaux, c’est qu’elle serait bien inopérante.

À mon sens, ce n’est pas tant la CPI elle-même qui doit être réformée, mais plutôt l’attitude des États à son égard. En premier lieu, évidemment, et cela a été souligné à de nombreuses reprises, il faut viser une ratification aussi universelle du statut de Rome que possible. Sans revenir sur l’attitude irresponsable que les États-Unis ont pu avoir vis-à-vis de la CPI, il est quand même incroyable de constater que l’Ukraine, qui fait appel à la CPI pour juger les criminels de guerre russes, n’a pas exemple toujours par ratifié le statut de Rome !

En second lieu, il est impératif que les soutiens apportés à la Cour, notamment les appuis humains et financiers promis à la suite de l’invasion russe de l’Ukraine, ne puissent être perçus comme dirigés politiquement à des fins souhaitées par les bailleurs de fonds. Ceux-ci doivent, pour assurer la crédibilité de la CPI sur la durée, faire hautement attention à rappeler son indépendance et le fait qu’elle doit pouvoir librement exercer sa compétence selon la liberté que le statut de Rome lui octroie, y compris contre les intérêts des plus importants de ses bailleurs. La CPI sort d’une décennie de critiques – largement injustifiées – qu’elle aurait un biais anti-africain ; il ne faudrait pas entrer dans une décennie où on lui reprochera d’avoir un biais pro-ukrainien. Le Procureur de la CPI joue là un rôle important : s’il a pu inculper M. Poutine aussi rapidement, les critères qu’il a appliqués à cette occasion doivent dorénavant servir de guide à son action, et permettre l’inculpation d’autres responsables étatiques, y compris occidentaux si cela devait se justifier.

De multiples autres réformes peuvent être envisagées, allant d’un processus de nomination des juges de la Cour plus transparent, à l’assurance d’une source durable de financement stable et adéquate. Mais surtout, un appui constant et désintéressé de l’ensemble des États lorsqu’il s’agit de coopération concrète sur des enquêtes ou de monter au front pour défendre la cour d’attaques inadmissibles. Le prochain test aura lieu probablement en Afrique du Sud en août 2023, où se tiendra le sommet des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud). L’Afrique du Sud étant partie au statut de Rome, si M. Poutine décide de s’y rendre, elle devrait théoriquement arrêter ce dernier et le remettre à la CPI. Le fera-t-elle ? Et le cas échéant, quelle sera la réaction des autres États membres ?

FSPI : Les tentatives des Nations Unies de créer des mécanismes spécifiques destinés à renforcer et centraliser les enquêtes pour crimes de guerre dans des situations où l’action de Conseil de sécurité et/ou de la CPI a été paralysée, notamment par le veto russe, n’ont accouché d’aucun résultat probant en particulier dans les cas de la Syrie, de la Birmanie et très récemment (2023) de la Russie. Existe-t-il encore l’espoir de voir un jour les Présidents Poutine et Assad et les hauts dirigeants birmans répondre de leurs actes ?

Philip Grant : L’impunité des dirigeants pour des crimes graves est un problème persistant dans la justice pénale internationale. La politique et les jeux de pouvoir au sein des Nations Unies, en particulier l’usage du veto au Conseil de sécurité, ont souvent entravé la capacité de la communauté internationale à tenir les responsables de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité pour responsables.

Cependant, je crois qu’il est essentiel de ne pas abandonner l’espoir d’une justice équitable. La justice peut être lente, mais l’histoire a montré qu’elle est possible. Arrêter l’ex-dictateur chilien Augusto Pinochet, intenter un procès au dirigeant serbe Slobodan Milošević, faire condamner l’ancien Président du Liberia Charles Taylor, tout cela paraissait inaccessible. Jusqu’à ce que cela se produise et que ces hauts dirigeants soient finalement tenus responsables de leurs actes malgré des années d’impunité.

Il y a plusieurs facteurs qui pourraient changer la situation actuelle. Par exemple, des changements politiques au sein des pays eux-mêmes ou dans la dynamique internationale pourraient ouvrir de nouvelles voies pour la justice. De plus, la collecte continue de preuves par des organisations de défense des droits humains peut servir de base pour des poursuites futures.

Enfin, il est important de noter que la CPI n’est pas la seule voie pour la justice. Les tribunaux nationaux, en utilisant le principe de compétence universelle, peuvent également poursuivre des crimes internationaux. Cela a été utilisé avec succès dans des pays comme le Sénégal, qui a jugé et condamné à la prison à vie l’ancien président tchadien Hissène Habré, l’Allemagne – qui a condamné d’anciens responsables du régime de Bachar al-Assad, ou même la Suisse, qui prochainement (probablement début 2024) ne jugera rien moins qu’un ancien ministre de l’Intérieur gambien pour crimes contre l’humanité.

Alors, oui, l’espoir demeure, et de multiples acteurs de la société civile s’y consacrent, notamment par la documentation massive des crimes commis, notamment via l’apport des nouvelles technologies. Cet espoir peut sembler mince par moments, mais pour citer Martin Luther King, « the arc of the moral universe is long but it bends toward justice ».

 

FSPI : En décidant d’exclure le terrorisme de la compétence de la CPI, les États ont renoncé à l’instauration d’une réponse pénale universelle au terrorisme. Les disparités nationales qui en résultent sont préjudiciables tant aux victimes qu’aux auteurs de ces crimes. Nombreuses sont pourtant les organisations de défense des droits humains qui en appellent à mettre fin à la quasi-impunité des groupes armés djihadistes islamistes qui sévissent notamment en Afrique de l’Ouest (Mali, Niger, Tchad, Burkina, Nigeria) et dont les gouvernements sont incapables de prévenir les crimes et punir les coupables. Ces crimes pourraient -ils être assimilables à des crimes contre l’humanité ? Est-ce qu’à défaut d’enquêtes menées par les gouvernements concernés, une organisation comme TRIAL International pourrait être sollicitée et en mesure de mener celles-ci ?

Philip Grant : Le terrorisme est indéniablement une forme de violence extrême ayant des conséquences dévastatrices sur les individus et les sociétés. Cependant, tous les actes de terrorisme ne sont pas systématiquement qualifiés de crimes contre l’humanité selon le droit international. Pour être reconnu comme un crime contre l’humanité, un acte doit être commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique contre une population civile et en connaissance de cette attaque.

Certaines actions de groupes djihadistes en Afrique de l’Ouest pourraient potentiellement répondre à ces critères. Par exemple, des exécutions de masse, des actes de torture, le recrutement d’enfants soldats et des attaques généralisées contre les populations civiles pourraient être considérés comme des crimes contre l’humanité.

Cependant, l’application de cette classification nécessite une enquête approfondie et une évaluation juridique rigoureuse. TRIAL International, en tant qu’organisation de défense des humains, a comme les quelques autres ONG qui se consacrent à la lutte contre l’impunité, un rôle crucial à jouer dans le suivi, la documentation et la sensibilisation à ces crimes. Cependant, nous ne disposons pour l’heure pas de la capacité à nous déployer sur de nouveaux terrains ou contextes.

Cela dit, TRIAL International peut certainement aider à collecter des preuves, à soutenir les victimes et à faire pression pour que des enquêtes soient menées et que justice soit rendue. Mais également pour que les facilitateurs de ces crimes, parfois des acteurs économiques ayant pignon sur rue chez nous, aient à rendre des comptes. Nous pouvons également aider à former les acteurs locaux à la documentation des crimes internationaux et travailler avec d’autres organisations pour renforcer la capacité des pays concernés à mener des enquêtes et des poursuites.

Il est important de souligner que l’impunité pour les actes de terrorisme et autres crimes graves ne peut être résolue que par un effort conjoint de la communauté internationale. Cela nécessite un engagement fort de la part des gouvernements, des organisations internationales, de la société civile et des institutions de justice pour prévenir ces crimes, protéger les victimes et poursuivre les auteurs. Et, en particulier, à ce que les actions militaires menées pour vaincre ses groupes se fassent dans le strict respect du droit international.

 

FSPI : Pour beaucoup de gouvernements et de victimes, il importe en premier lieu de juger et punir pénalement les crimes internationaux. Certains analystes sont néanmoins de plus en plus dubitatifs face au seul versant pénal (sanctioniste) des crimes, aussi terribles soient-ils. Pour eux, une condamnation juridique doit s’inscrire dans un cadre plus large et complémentaire d’un volet de réparations pour les victimes, et de réconciliations des sociétés, afin de s’assurer du fonctionnement des gouvernements futurs. Quelle est la position de TRIAL International qui travaille proche des victimes ? Comment faire coexister de manière constructive le droit pénal, la protection des droits humains et la reconstruction d’un pays ?

Philip Grant : La justice pénale est un élément essentiel de la réponse à des crimes internationaux graves, mais chez TRIAL International, nous reconnaissons que la justice ne se limite pas à la condamnation des coupables. Les victimes de ces crimes ont des besoins qui vont bien au-delà de la simple punition des auteurs. Ils ont besoin de reconnaissance, de réparations et d’opportunités pour la réconciliation et la reconstruction.

Dans cette optique, notre approche est multidimensionnelle. Nous travaillons à la fois sur la documentation des crimes, le soutien aux poursuites judiciaires et la sensibilisation, tout en nous efforçant de répondre aux besoins spécifiques des victimes. Par exemple, nous aidons les victimes à accéder à la justice et à obtenir des réparations, et nous les soutenons dans leurs efforts pour surmonter le traumatisme et reconstruire leur vie.

Concernant la coexistence constructive du droit pénal, de la protection des droits humains et de la reconstruction d’un pays, je pense que ces éléments sont intrinsèquement liés et se renforcent mutuellement. La justice pénale peut contribuer à prévenir la répétition des crimes et à rétablir la confiance dans l’état de droit, voire même à concrètement aider à la reconstruction de l’état de droit. La protection des droits humains garantit que les victimes sont respectées et que leurs besoins sont pris en compte. Et la reconstruction d’un pays nécessite une société pacifiée, où les blessures du passé sont reconnues et traitées.

C’est un processus complexe et il n’y a pas de solution unique qui conviendrait à tous les contextes. Cependant, une approche holistique et centrée sur la victime, qui intègre à la fois la justice pénale et la justice transitionnelle, a le potentiel de répondre aux besoins des victimes et de contribuer à une paix durable. C’est cette vision que TRIAL International s’efforce de promouvoir dans son travail.

 

FSPI : L’action de la CPI, pour importante qu’elle soit, paraît lente et, outre la condamnation de seconds couteaux, n’avoir pas joué un rôle majeur autre que de rendre des jurisprudences novatrices qui alimentent et développent le droit pénal international. Pensez-vous que les prochaines avancées dans la lutte contre l’impunité vont avoir lieu au niveau des institutions internationales, ou plutôt au plan national, devant les tribunaux des États concernés ?

Philip Grant : Si nous aspirons à réduire le nombre de crimes internationaux et à offrir justice aux victimes, l’application de la loi doit se faire à tous les niveaux. Il est important de noter que malgré les besoins considérables, les ressources sont limitées. De fait, les budgets consacrés aux divers tribunaux internationaux et hybrides pour juger les crimes commis en ex-Yougoslavie, en Sierra Leone, au Rwanda, au Cambodge, au Timor-Leste et ailleurs, depuis plus de 25 ans, équivalent à ce qui est investi pour 2 ou 3 jours de grands événements sportifs, comme les Jeux Olympiques ou la Coupe du Monde de football.

Cependant, même avec des ressources limitées, l’action peut et doit se dérouler à différents niveaux. Au niveau international, l’agression russe a mis en évidence la nécessité d’avoir des instances judiciaires capables de poursuivre non seulement les responsables de crimes, mais aussi les dirigeants civils et militaires qui déclenchent illégalement des conflits, événements générateurs de massifs crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Il est crucial que le crime d’agression puisse être efficacement poursuivi, afin de dissuader les futurs Vladimir V. Poutine et George W. Bush de lancer des aventures militaires illégales aux conséquences désastreuses.

Cela étant dit, vous avez raison de souligner que c’est probablement au niveau national que se trouvent les plus grandes opportunités d’avancement. En premier lieu, la justice des États où les crimes ont été commis doit pouvoir, dans le respect des droits de la défense, poursuivre de manière bien plus systématique les crimes commis. Un exemple notable de cette approche est en cours en République Démocratique du Congo. Nous y avons participé à des dizaines de procès conduisant à des condamnations sévères de douzaines de hauts gradés de groupes rebelles et des membres des forces de sécurité congolaises, permettant à des milliers de victimes d’obtenir justice. Ce genre d’expérience judiciaire doit pouvoir être étendu.

Cependant, il ne suffit pas que les pays où les crimes sont commis fassent preuve de diligence. Grâce au principe de compétence universelle, tous les États ont un intérêt à ce que le droit international soit respecté. Nous observons un regain d’intérêt pour ce principe, qui permet à un État tiers de juger une personne accusée de crimes internationaux, même si ces crimes ont été commis à l’étranger, par un étranger, contre des étrangers. Des procès ont récemment eu lieu en France, en Allemagne, en Suède, aux Pays-Bas, en Belgique, en Suisse et ailleurs, concernant des crimes commis dans diverses régions du monde, notamment en Iran, en Bosnie, en Irak, en Syrie et au Rwanda. La Suisse a récemment condamné un chef de guerre libérien pour des crimes commis durant la guerre civile dans ce pays. Début 2024, c’est un ancien ministre de l’Intérieur combien qui sera jugé devant le Tribunal pénal fédéral de Bellinzone pour des crimes contre l’humanité.

Mais il n’est ni suffisant, ni souhaitable, de concentrer les efforts judiciaires uniquement sur les responsables directs des crimes. Il est temps que les facilitateurs de tels actes, notamment les acteurs économiques qui profitent de ressources provenant de zones de conflit, ou ceux qui fournissent les armes pour commettre les atrocités, soient tenus responsables. Là encore, la Suisse a un rôle particulier à jouer, étant le siège d’un nombre incalculable de multinationales opérant dans le trading de matières premières, dont beaucoup sont actives en zone de conflit. Or, depuis les procès de Nuremberg, aucune affaire de pillage concernant des acteurs économiques n’a jamais été jugée. Il existe de ce fait une zone grise dont profitent certaines entreprises ou hommes d’affaires pour s’enrichir, tout en alimentant des conflits meurtriers. Il est urgent de clarifier les règles applicables à ces acteurs qui, dans certains cas, détruisent l’environnement ou contribuent à l’exploitation des populations locales.

En septembre 2023, la Suède ouvrira d’ailleurs le premier procès au monde, sur le fondement de la compétence universelle, contre des hommes d’affaires occidentaux – dont un Suisse – accusés de complicité de crimes de guerre commis au Soudan. Si de telles procédures devaient se multiplier, elles enverraient un signal fort aux secteurs économiques qui investissent et opèrent dans des zones où le droit international humanitaire est applicable. Pour la Suisse en particulier, hub mondial pour les entreprises actives dans le trading de matières premières, l’effet pourrait être énorme.

À terme, la répétition de ces procédures engendrera des pratiques et des précédents qui faciliteront la poursuite des acteurs civils et militaires, rendant ainsi la justice pénale internationale véritablement universelle. Nous commençons déjà à voir certains développements, avec des enquêtes ouvertes en Australie sur des crimes allégués commis par des militaires australiens contre des populations civiles afghanes.

L’agression russe contre l’Ukraine a souligné l’importance cruciale de la construction d’un ordre juridique solidement basé sur le droit. C’est notre conviction à TRIAL International qu’il reste encore beaucoup à faire, et qu’il n’est certainement pas le moment de baisser les bras.