Interview avec Monsieur Philippe Nell, vice-président de l’Association « La Suisse en Europe ». Dans le cadre de sa venue au FSPI le 13 octobre dernier, sur le thème : « Négociations Suisse-Union Européenne. Regard critique sur deux grands échecs et nouveaux espoirs ».
FSPI : Après les deux échecs qu’ont connu les rapports de la Suisse avec l’Union européenne – refus en vote populaire de l’Espace économique européen en 1992 et rupture par le Conseil fédéral des négociations sur l’accord institutionnel en 2021-, en quoi les nouveaux accords bilatéraux renouvelés avec l’UE sont-ils plus favorables à la Suisse ? La clause de sauvegarde unilatérale permettant à notre pays de freiner l’immigration, le maintien du régime suisse pour la protection de salaires et les exceptions prévues cette fois-ci à la directive concernant le droit de séjour des citoyens européens sont-ils des éléments décisifs pour réunir une majorité en faveur de ces accords ?
PN : Par rapport à l’Accord sur l’Espace économique européen (EEE), la Suisse est plus à l’aise car le paquet d’accords couvre seulement des domaines revêtant un intérêt majeur pour notre pays. De plus, ils sont taillés sur mesure avec diverses exceptions. Selon les accords, le droit communautaire n’est repris que par équivalence et la Suisse a obtenu la possibilité de refuser toute nouvelle règle individuellement, ce qui n’avait pas été le cas avec l’EEE.
Par rapport à l’accord institutionnel de 2021, les nouveaux accords apportent des solutions aux trois points qui avaient causé son échec : la protection des salaires, la directive concernant le droit de séjour des citoyens de l’UE et les aides publiques. Il en résulte qu’ils sont plus favorables pour la Suisse tout en tenant compte du fait que, pour la protection des salaires, des mesures d’accompagnement internes additionnelles ont été exigées par les syndicats, négociées et finalisées avec le patronat en mars 2025. De plus, le paquet comprend aussi trois nouveaux accords couvrant l’électricité, la sécurité alimentaire et la santé. A ceci s’ajoute une participation plusieurs programmes de coopération de l’UE, dont la recherche et la formation. La Suisse renforce, enfin, ses relations avec les pays d’Europe centrale et orientale en pérennisant sa contribution financière pour diminuer les disparités économiques et sociales au sein de l’UE ; celle-ci avait été initiée dans les années 90 suite à la chute du Mur de Berlin.
Les éléments décisifs pour une votation sont la souveraineté et l’immigration. Dans ces domaines, la Suisse dispose d’un bon accord. S’agissant de la souveraineté, elle pourra désormais participer à l’élaboration de nouvelles règles, les refuser sous réserve de mesures de rééquilibrage de l’UE et résoudre tout différend par le biais d’un tribunal arbitral paritaire. Celui-ci pourra consulter la Cour de Justice de l’UE en cas de nécessité de clarifier des notions de droit de l’UE et devra tenir compte des avis obtenus. Pour l’immigration, la Suisse pourra la freiner unilatéralement préservant toute son autonomie : ce sera essentiel. S’agissant de la protection des salaires, les mesures internes qui devraient être adoptées par le Parlement conduiront au soutien des syndicats et du parti socialiste qui est indispensable pour réunir une majorité tant au Parlement qu’avec le peuple.
FSPI : Face à la fragmentation de l’économie mondiale et aux profonds bouleversements géopolitiques et géoéconomiques au plan international, il apparaît primordial pour la Suisse de stabiliser ses relations avec l’UE. A défaut, et comme le prônent certains, la diversification de relations commerciales par le biais d’accords de libre-échange avec des pays et des groupes de pays d’outre-mer pourrait-elle raisonnablement compenser l’accès au marché intérieur européen plus difficile et les obstacles à la coopération en Europe ?
PN : La polarisation du monde en groupes puissants, la lutte pour l’hégémonie technologique, économique et militaire entre les Etats-Unis et la Chine à l’horizon 2050-80 et le protectionnisme outrancier des Etats-Unis rendent la Suisse très vulnérable car un franc sur deux est gagné à l’étranger. Actuellement, mis à part l’UE, la Norvège et l’Islande (51.3% des exportations suisses), la Suisse dispose de 35 accords de libre-échange couvrant 45 pays (24.1% des exportations suisses). Les accords signés avec Mercosur (Argentine, Brésil, Paraguay, Uruguay), la Thaïlande et la Malaisie porteront ce total à 26.1%.
Il en résulte que la marge de manœuvre pour ajouter des marchés d’une certaine taille est extrêmement faible (4%, étant donné la part importante des Etats-Unis, 18.6%). L’Australie et la Nouvelle Zélande pourraient revêtir un intérêt (0.9% des exportations suisses) mais pourraient être problématiques en raison de leurs intérêts agricoles et de la politique très protectionniste de la Suisse en la matière. Il en résulte qu’une relation solide et prévisible avec l’UE est primordiale et ne peut plus aujourd’hui être compensée ailleurs dans le monde, le réseau d’accords de libre-échange étant déjà très étendu.
FSPI : Un des arguments majeurs en faveur du rejet de ces accords et notamment des partisans de l’initiative populaire « Pas de Suisse à 10 millions d’habitants » est la clause de sauvegarde pour freiner l’immigration qui selon eux serait très difficilement activable. Pour le cas où le tribunal arbitral estimerait injustifié le recours par la Suisse à cette clause, que pourrait faire la Suisse sans encourir nécessairement des mesures de compensation de l’UE ?
PN : La clause de sauvegarde pour freiner l’immigration sera activable sur la base de conditions spécifiques qui seront proposées par le Conseil fédéral au Parlement. Elles seront fondées sur des paramètres, tels qu’immigration nette, frontaliers, chômage et aide sociale. Des indicateurs seront définis avec des valeurs seuils couvrant aussi le logement et les transports.
Si la Suisse devait déclencher cette clause et que l’UE soumette notre décision au tribunal arbitral qui nous désapprouverait, la Suisse pourrait tout de même l’activer sous réserve de mesures de rééquilibrage de l’UE. Ceci serait tout à fait normal afin de rétablir l’équilibre du paquet d’accords. Au football, si une équipe réduit la taille de ses buts, il est logique que l’autre équipe fasse de même.
FSPI : La reprise dite dynamique du droit européen est assimilée par d’aucuns à une soumission à l’UE, alors que d’autres observent que celle-ci s’effectue déjà dans le cadre des accords sur le transport aérien, Schengen et Dublin et qu’au contraire la Suisse gagne même des droits face à l’UE en cas de litiges par rapport à la situation actuelle ? Pourriez-vous nous donner votre éclairage sur cette controverse ?
PN : Il est tout à fait correct que la reprise dynamique du droit européen a déjà lieu aujourd’hui pour les accords de Schengen et Dublin ainsi que du transport aérien. S’agissant des litiges, rien ne change pour Schengen et Dublin qui ne sont pas couverts par les nouvelles dispositions institutionnelles. Pour les accords d’accès au marché de l’UE, y compris le transport aérien, la Suisse obtient un tribunal paritaire permettant de régler définitivement les différends.
La Suisse gagne des droits sur deux plans. Premièrement, l’UE ne peut plus prendre des mesures arbitraires comme l’exclusion de la Suisse de ses programmes de recherche ou de formation. Deuxièmement, si l’UE n’applique pas correctement certaines règles, la Suisse peut soumettre le cas au tribunal arbitral. Tel qu’indiqué plus haut (question 1), la reprise dynamique du droit européen n’est pas une soumission.
FSPI : Alors qu’avec les Bilatérales I, la Suisse a pu s’intégrer au marché intérieur de l’UE dans tous les secteurs clés porteurs de croissance économique et que les Bilatérales II ont renforcé sa position notamment pour les produits agricoles transformés, toute nouvelle négociation a été bloquée par l’UE et la mise à jour des accords existants constamment retardée depuis près de 2 décennies. Estimez-vous donc que la situation de la Suisse est aujourd’hui moins bonne dans ces domaines que dans le régime de l’Espace Economique Européen ?
PN : Oui, c’est forcément le cas pour tous les accords qui n’ont pas été mis à jour et qui ont un impact sur la compétitivité des entreprises suisses. Il s’agit notamment de l’accord sur les barrières techniques aux échanges pour les dispositifs médicaux. La situation est aussi moins bonne pour la participation aux programmes de coopération de l’UE dont la recherche (Horizon Europe) et la formation (Erasmus +). De plus, toute négociation avec l’UE ayant été gelée, la Suisse est également privée depuis plus de dix ans d’accords sur l’électricité, la santé et la sécurité alimentaire.
FSPI : Quelles conséquences pourraient avoir un échec de ce nouveau paquet d’accords en vote populaire notamment sur les échanges d’étudiants, l’accès aux programmes de recherche et en général pour les entreprises qui feraient face à des désavantages concurrentiels croissants, alors que justement la poursuite de la voie bilatérale telle qu’engagée dans les années 90 est stipulée par ces nouveaux accords ?
PN : Un échec en vote populaire impliquerait que la Suisse serait reléguée au niveau d’Etat tiers pour la recherche, exclue pour la formation avec notamment les échanges d’étudiants (Erasmus+), et que les entreprises feraient face à des coûts croissants pour certifier leurs produits en vue de les exporter dans l’UE et ne bénéficieraient pas du même niveau de sécurité énergétique. La voie bilatérale s’affaiblirait continuellement et la Suisse courrait le risque d’une dénonciation par l’UE de tous les accords bilatéraux de 1999 en cas de restriction à l’immigration. Enfin, la Suisse ne disposerait pas d’un dialogue politique à haut niveau avec l’UE et serait privée d’une participation active pour rechercher des solutions aux problèmes auxquels l’Europe est confrontée et pour définir son avenir et sa place dans un monde en profond bouleversement.
