Interview de Stéphane Amar, journaliste, correspondant de la RTS en Israël, auteur de Le grand secret d’Israël : Pourquoi il n’y aura pas d’Etat palestinien, l’Observatoire, 2018, 240p.
Stéphane Amar était au Forum suisse de politique internationale le mardi 29 janvier 2019 pour une conférence intitulée Conflit israélo-palestinien : le processus d’Oslo doit-il être définitivement enterré ?
FSPI : Votre ouvrage est très abouti. Il ancre la situation géopolitique actuel dans l’histoire, il étaye les affirmations par de nombreuses enquêtes de terrain et contient des témoignages variés qui éclairent la complexité de la situation du conflit israélo-palestinien. Quelles sont les principales clefs pour comprendre la réalité géopolitique de ce conflit en 2019?
Stéphane Amar : Il convient en premier lieu d’examiner sereinement les rapports de force entre Israël et les Palestiniens. Or on constate une asymétrie à tous les niveaux. D’un côté un Etat moderne, prospère, doté d’une des armées les plus puissantes du monde et soutenu par l’hyperpuissance américaine. De l’autre, un peuple épuisé par un demi-siècle d’occupation militaire, divisé en deux entités territoriales ennemies, la Cisjordanie et le Hamas, dépourvu de dirigeant charismatique depuis la disparition de Yasser Arafat voilà près de 15 ans et lâché par la plupart des pays arabes. Ajoutez à cela des dynamiques démographiques inverses – les Israéliens font de plus en plus d’enfants, les Palestiniens de moins en moins-, et vous comprendrez pourquoi Israël est en train de dicter sa propre solution aux Palestiniens.
FSPI : L’implantation des colonies de peuplement en territoires occupés en Cisjordanie et à Jérusalem-Est est devenue telle qu’elle rend la solution à deux Etats géographiquement impossible. Comment alors un Etat unique regroupant Israéliens et Palestiniens pourrait-il être réalisable ?
Stéphane Amar : L’un des buts -non avoué-, de la colonisation consiste précisément à couper les continuités territoriales palestiniennes pour rendre physiquement impossible la création d’un Etat palestinien viable. Le partage du territoire relève aujourd’hui de la quadrature du cercle. Les deux populations sont trop entremêlées. Le divorce, pour reprendre l’expression du regretté Amos Oz, s’avérant impossible, l’annexion de la Cisjordanie et donc la création d’un Etat unique m’apparaît dès lors inéluctable. Cette perspective terrifie de nombreux observateurs, notamment parmi les partisans de l’Etat juif. Or depuis sa création, l’Etat
d’Israël compte une forte minorité arabe. Ces descendants des Palestiniens restés vivre dans leurs villages après la guerre de 1948-49 sont citoyens d’Israël. Ils sont économiquement bien intégrés, loyaux envers l’Etat et foncièrement hostiles à toute sédition. Pourquoi ce modèle ne pourrait-il pas s’étendre à la Cisjordanie ? Un nombre croissant d’Israéliens et de Palestiniens le souhaitent.
Je précise que dans cette optique la bande de Gaza, évacuée par les Israéliens en 2005, deviendra à terme un Etat indépendant. Le processus étant déjà bien engagé.
FSPI : La Suisse s’engage pour une paix juste et durable entre Israéliens et Palestiniens reposant sur une solution négociée à deux Etats. Elle reconnait l’Etat d’Israël dans les frontières de 1967 et s’engage pour l’établissement d’un Etat palestinien viable, contigu et souverain, ayant Jérusalem-Est pour capitale et basé sur les frontières de 1967. Est-ce qu’une solution « à la Suisse » avec un Etat fédéral intégrant juifs et arabes pour dépasser le conflit serait viable ? Comment est perçue la Suisse aujourd’hui par les parties au conflit et pourrait-elle encore jouer un rôle de facilitateur comme elle l’avait fait avec l’initiative de Genève?
Stéphane Amar : La Suisse jouit d’une excellente image dans les territoires palestiniens. Le sérieux de son action humanitaire et sa capacité à écouter toutes les voix de la société palestinienne, y compris les plus extrêmes, tranche avec l’hostilité des Américains ou la sympathie prudente des Français. En Israël, les excellentes relations économiques avec la Suisse ont largement contribué à renouer des liens érodés par l’affaire des fonds en déshérence au début des années 2000. Et effectivement, le modèle fédéral suisse intéresse de plus en plus Israéliens et de Palestiniens. L’actuel ambassadeur d’Israël en Suisse, Jean-Daniel Ruch, est régulièrement consulté par des députés ou des personnalités politiques de premier plan comme Yossi Beilin, l’architecte des accords d’Oslo, pour mieux comprendre ce modèle institutionnel. On ne peut bien entendu pas transposer le modèle suisse ou Proche-Orient (même si une organisation israélo-palestinienne en a fait son projet politique !) mais il offre incontestablement de nombreuses pistes à suivre. A titre personnel, je suis convaincu que la solution au conflit passera par une coexistence sur le modèle helvétique.
FSPI : Vous citez de nombreux exemples de religieux juifs et musulmans qui prennent les préjugés à contrepied en cherchant la réconciliation. Aussi l’aspect religieux est fondamental pour la résolution du conflit, néanmoins un des points le plus problématique reste le Mont du Temple…
Stéphane Amar : Le Mont du Temple ou Esplanade des Mosquées pour les musulmans se trouve effectivement au coeur du conflit. C’est d’ailleurs précisément sur cette question qu’ont échoué les accords d’Oslo. A Camp David à l’été 2000, Yasser Arafat a nié l’existence du Temple de Jérusalem, détruit en l’an 70 par les Romains, et refusé toute concession sur la vieille-ville. Quelques semaines plus tard, prenant prétexte de la visite d’Ariel Sharon sur l’Esplanade, le Raïs palestinien déclenchait la seconde Intifada. On connaît la suite. Aujourd’hui, les nationalistes juifs tentent de forcer les autorités israéliennes à remettre en cause le statu quo en vigueur depuis 1967, en l’occurrence la souveraineté du Wakf et l’interdiction pour les Juifs d’y prononcer une prière. Pour l’instant Nétanyahou résiste mais la pression s’accentue et un nombre croissant d’Israéliens visitent le Mont du Temple, au grand dam des Palestiniens. La situation pourrait paraître explosive mais dans le même temps le dialogue judéo-musulman ne s’est jamais aussi bien porté en Israël et ailleurs. A cet égard les récentes déclarations du Prince Salman, gardien des Lieux saints musulmans, traduisent une évolution du climat. Il a explicitement reconnu la légitimité d’Israël à Jérusalem. La
dimension religieuse a été mise sous le tapis à Oslo, c’est aussi une des raisons du naufrage. Or un dialogue interreligieux authentique et sans tabou me paraît essentiel pour résoudre le conflit à la racine.
FSPI : Vous déconstruisez de manière tranchante le mythe qui entoure les accords de paix d’Oslo et dressez un portait sans concession d’Arafat qui avait cherché à apparaître comme un faiseur de paix pour la galerie occidentale, pour des raisons essentiellement économiques, tout en continuant à honnir les Israéliens. Quelle est la position dominante aujourd’hui parmi les Palestiniens ? Et surtout, le schisme palestinien n’entrave-t-il pas toute velléité de création d’un Etat palestinien ?
Stéphane Amar : A l’inverse d’un Nelson Mandela, Yasser Arafat n’a jamais réellement voulu la paix. Il n’a jamais cessé d’appeler publiquement au djihad, d’encourager l’enseignement de la haine dans les écoles, de propager les pires poncifs antisémites. Tout cela était parfaitement connu des Israéliens et de la communauté internationale mais on a préféré détourner le regard pour ne pas compromettre le processus d’Oslo. Mahmoud Abbas n’a guère de sympathie pour le sionisme mais il collabore sincèrement avec les services de sécurité israéliens. D’où la baisse spectaculaire des attentats en Cisjordanie. Dans le même temps, il refuse de reconnaître le caractère juif de l’Etat d’Israël. D’une certaine manière, et malgré son impopularité, il me semble assez représentatif de la majorité des Palestiniens. Exténués par des décennies d’une lutte armée stérile, ils aspirent à une coexistence pacifique avec Israël. Tout en rejetant le projet sioniste car il est incompatible avec leur propre projet national.
Quant au schisme entre Gaza et la Cisjordanie, il constitue sans doute la principale entrave à la création d’un Etat palestinien, davantage encore que la colonisation à mon sens. Incapables d’assurer leur unité, les Palestiniens peinent à convaincre de leur capacité à fonder un Etat stable et en paix avec son voisin. De ce point de vue, ce schisme est une véritable aubaine pour Israël.
FSPI : La divulgation du plan de paix israélo-palestinien de Donald Trump a connu plusieurs reports, suite en particulier à l’annonce de la tenue d’élections en Israël au printemps prochain. Ce délai s’explique aussi suite au refus catégorique de l’Autorité palestinienne de s’impliquer dans un processus de paix tant que les Etats-Unis ne reviendraient pas sur leur décision concernant Jérusalem. Que faut-il vraiment en attendre ?
Stéphane Amar : Pas grand chose à mon avis. Selon toute vraisemblance, ce plan sera inacceptable pour les Palestiniens car on leur proposera bien moins que ce qu’ils ont refusé à Camp David en 2000 ou à Annapolis en 2007. Il faut bien comprendre que les Palestiniens ont déjà renoncé à 78% de la Palestine historique : Israël dans les frontières de 1967. Chaque concession supplémentaire leur paraît donc logiquement scandaleuse. Le fossé entre ce qu’ils réclament et ce qu’Israël est prêt à leur céder est abyssal. Aucun compromis ne me paraît possible. Certaines sources américaines indiquent que le plan prévoit un Etat palestinien sur 80% de la Cisjordanie. D’autres sources affirment que Trump pourrait s’aligner purement et simplement sur les positions israéliennes, à savoir une annexion de la Cisjordanie et l’octroi d’un statut de résident aux Palestiniens vivant sur ce territoire. Je ne dispose pas d’informations sur ce plan mais en tout état de cause je ne crois pas une seconde à cette énième tentative diplomatique.
FSPI : L’Union européenne est largement absente en tant qu’acteur international au Proche-Orient aujourd’hui dans votre ouvrage. L’UE a nommé fin 2018 un nouveau représentant spécial pour le processus de paix, Madame Susanna Terstal. Sa mission est toujours la même depuis des années, mais quelles sont ses réelles marges de manoeuvres aujourd’hui et quel est le poids de l’UE dans la région ?
Stéphane Amar : Pour vous répondre franchement, je ne connaissais même pas le nom de cette représentante de l’Union Européenne. C’est sans doute une faute professionnelle mais aussi le signe de son insignifiance politique dans ce conflit. Les Européens apparaissent trop divisés sur ce dossier pour définir une politique cohérente. Le Quai d’Orsay mène depuis toujours une politique ouvertement pro-palestinienne. L’Italie, la République tchèque ou la Hongrie affichent au contraire des sympathies pro-israéliennes. Quant à l’Allemagne, elle s’efforce d’adopter une position équilibrée sachant que son passé l’oblige à une grande prudence. Par ailleurs, l’Union européenne reste le principal partenaire commercial d’Israël. Mais politiquement, elle ne pèse pas.
FSPI : Enfin, un autre acteur important dans la région, les Nations-Unies. Votre livre détaille son importance sur le plan juridique et historique pour ce qui a trait à la création d’Israël. Les Nations-Unies sont également présentes sur le terrain à travers la présence de la FINUL (Force intérimaire des Nations-Unies au Liban) et de l’UNRWA, l’Organisation des Nations Unies qui s’occupe des réfugiés palestiniens. Quel regard portez-vous sur ces entités et affectent-elles la création d’un Etat unique, en particulier l’UNRWA ?
Stéphane Amar : La FINUL dispose d’une très faible marge de manoeuvre. Dans un sud-Liban où même l’armée officielle libanaise est soumise au Hezbollah, les forces onusiennes se contente d’observer. Et encore discrètement, pour ne pas irriter les miliciens chiites. La FINUL n’a ainsi rien vu des tunnels creusés par le Hezbollah et découverts récemment en Israël.
Pour l’UNRWA, c’est très différent. C’est une agence gigantesque, responsable de plusieurs millions de Palestiniens qui en dépendent pour leur survie quotidienne. Elle est d’ailleurs remarquablement dirigée depuis Jérusalem par un suisse romand, Pierre Krähenbühl. Officiellement l’UNRWA n’a pas de rôle politique mais les Israéliens lui reprochent d’entretenir le problème car le statut de réfugié se transmet de génération en génération. D’autres pensent au contraire que l’UNRWA aide l’occupant israélien en nourrissant et en éduquant des centaines de milliers de Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza. Il est évident que dans le cadre d’un Etat unique, ces descendants de réfugiés devront devenir des citoyens à part entière.
Enfin l’assemblée générale de l’ONU s’est largement discréditée en condamnant sans cesse Israël alors qu’elle reste silencieuse sur la Syrie, le Soudan ou la Corée du Nord. Au Conseil de sécurité, c’est l’inverse. Il reste lui paralysé par le veto américain sur cette question. Seul Obama avait osé prendre des positions plus pro-palestiniennes. Mais Trump a pris le total contre-pied.
FSPI : Vous habitez et couvrez la région depuis maintenant plus de dix ans, ce qui fait de vous un expert de la situation géopolitique, néanmoins comment fait-on pour garder son objectivité de journaliste dans une situation si clivée religieusement, comment relater des événements quand chaque mot est susceptible d’être mal interprété ? Comment faire face à la désinformation qui est sans cesse à l’oeuvre dans la région ?
Stéphane Amar : J’espère avoir réussi à montrer dans mon livre que dans ce conflit, il n’y a pas d’un côté les bons et de l’autre les méchants mais deux légitimités qui s’affrontent, deux peuples qui revendiquent exactement le même territoire. Mon travail consiste à montrer comment chaque camp perçoit son ennemi, à confronter des narratifs antagonistes, à établir la réalité des faits, à jauger les rapports de force etc. Je ne prétends pas à l’objectivité mais du moins je m’efforce de restituer le plus fidèlement possible la réalité de ce conflit à travers des reportages menés au plus près des populations. Quant à la désinformation, elle fait partie intégrante de tous les conflits à travers le monde. Quand on vit sur place, il n’est pas très difficile de déjouer les propagandes. En revanche, parmi mes lecteurs ou mes téléspectateurs certains fantasmes restent bien ancrés et il est parfois très difficile de raconter une autre histoire.