Interview of Jean Zwahlen, ancien membre du directoire de la Banque Nationale Suisse
Jean Zwahlen était au Forum suisse de politique internationale le jeudi 28 novembre 2019 pour une conférence intitulée La crise du multilatéralisme préfigure-t-elle un choc de civilisations.
FSPI : Partout dans le monde on peut observer une augmentation d’intolérance et de haine, l’adoption de politiques séparatistes et protectionnistes, l’apparition de guerres ouvertes et commerciales. Face au populisme en Europe, les régimes autoritaires en Asie et le protectionnisme américain, le multilatéralisme est sans doute mis à l’épreuve, mais est-ce une crise sans précédent ?
Jean Zwahlen : C’est véritablement une crise sans précédent pour le multilatéralisme issu de la Deuxième Guerre mondiale qui a créé nombre d’organisations internationales dotées de règles de conduite que les Etats membres s’engagent à respecter pour « éviter le fléau de la guerre aux générations futures » (préambule de la Charte de l’ONU). Cette crise est grave car nombre d’Etats ne respectent plus ces règles de conduite.
FSPI : ‘Le multilatéralisme a toujours été une aspiration plus qu’une réalité’ (Guéhenno). Dans quelle mesure partagez-vous cette vision ?
Jean Zwahlen : Le multilatéralisme a certes été une aspiration mais il est devenu une réalité après la Deuxième Guerre mondiale. Autour des piliers fondamentaux que constituent le FMI, la BIRD, l’OMC et l’ONU, sont venus se greffer de nombreuses organisations internationales qui traitent la plupart des domaines ayant des implications mondiales ou régionales. Le multilatéralisme est donc devenu réalité. Il nous a d’ailleurs valu une longue période de paix et de prospérité : quadruplement du revenu mondial par habitant, multiplication par 39 du volume du commerce.
FSPI : Certains pays ont poursuivi des routes alternatives de la modernisation. Par exemple, la Chine a priorisé le développement technologique et économique, l’excellence sur le plan éducatif et une bonne gouvernance et négligé le respect des droits de l’homme, la démocratie et la liberté d’expression. Voyez-vous la possibilité de formes alternatives de modernité, et ainsi la possibilité de conceptions différentes de civilisations, et de la coexistence de celles-ci ? Le multilatéralisme peut-il s’imposer dans un monde multipolaire et pluri-civilisationnel ?
Jean Zwahlen : La question que vous me posez est réaliste mais plus complexe que l’énoncé que vous en faîtes. Il faut en effet la placer dans le contexte des changements fondamentaux qui se sont produits dans le monde depuis 1945 : triplement de la population mondiale, quadruplement du nombre d’Etats dû notamment à la décolonisation, émergence de nouvelles puissances, révolution technologique, internet etc. Or, ces développements ont provoqué, entre autres, une hétérogénéité croissante des cultures, des niveaux de développement qui n’ont pas été suffisamment pris en compte dans les réformes qui ont été faites de l’ordre multilatéral. Il en est résulté des grippages. Toutefois, compte tenu de la globalisation et des interdépendances multiples et complexes qu’elle a créées, le multilatéralisme est plus nécessaire que jamais. S’il devait disparaître, nous en serions tous profondément affectés et il est vraisemblable que cela provoquerait des guerres.
Dès lors, il faut s’atteler à rajeunir le multilatéralisme en tenant davantage compte de l’état du monde d’aujourd’hui. L’universalité de la culture occidentale inscrite dans la Charte de l’ONU et les statuts des organisations internationales a vécu. Cela ne signifie pas pour autant la fin du multilatéralisme mais plutôt, comme vous le dîtes, la naissance d’un multilatéralisme « pluri-civilisationnel ». En outre, le nouveau multilatéralisme devrait incorporer les multiples nouveaux domaines qui requièrent une coopération internationale. C’est ce qu’avait d’ailleurs voulu faire Obama en lançant ses projets de mega-traités (TTIP et TTP). En voici quelques exemples : révolution technologique, internet, cybersécurité, prolifération nucléaire, environnement, réchauffement climatique, immigration, réforme des systèmes d’éducation pour les adapter aux nouvelles formes de production, inégalités sociales, propriété intellectuelle, brevets, investissements, achats gouvernementaux, etc.
FSPI : Dans l’ombre des superpuissances américaines et chinoises, l’Europe occupe une place devenue secondaire dans les relations internationales, surtout du point-de-vue économique et technologique. Néanmoins, en dépit de la vague populiste qui traverse l’Europe, le continent se voit comme le plus important défenseur des biens communs de l’Humanité, de la démocratie, du pluralisme culturel et comme force pour la paix et le développement. L’Europe est-il l’ultime défenseur du multilatéralisme ? Quel projet et politique européennes pour contrer un choc des civilisations ?
Jean Zwahlen : La place de l’Europe dans le monde est affaiblie dans les domaines où la construction européenne est inachevée. Là où l’UE a des compétences, notamment en matière commerciale, elle est admise dans la cour des grands. C’est dire que je ne peux que souhaiter que l’Europe se ressaisisse. C’est d’ailleurs aussi dans notre intérêt, nous Suisses, car seuls nous pesons peu face aux Etats-Unis ou à la Chine et dépendons avant tout de l’Europe. Donc, pour ne pas être vassalisés nous devons collaborer davantage en harmonie, que nous soyons Européens ou Suisses.
L’Europe n’est pas l’ultime défenseur du multilatéralisme comme vous le sous-entendez. En reprenant le flambeau du TPP que Trump dénonça dès son investiture, le Japon a réussi à reficeler un TPPbis, le Comprehensive and Progressive Agreement for Transpacific Partnership groupant dix pays. La Chine s’évertue elle à créer un mega-traité, le RCEP soit le Regional and Comprehensive Economic Partnership.
La Chine, qui défend le multilatéralisme, s’emploie à le remodeler en lui donnant des couleurs chinoises. Certes, les valeurs en sont quelque peu différentes ainsi que les thèmes qu’elle souhaite aborder. Mais il y a néanmoins beaucoup de domaines où une coopération fructueuse serait possible et cela pourrait ouvrir la voie à un multilatéralisme multipolaire. Si cette volonté de coopération devait faire défaut, il se pourrait alors que la Chine lance un nouvel ordre multilatéral à partir des nouvelles organisations internationales qu’elle a créées et dont certaines constituent une réplique aux organisations internationales occidentales : initiative de Chang Mai pour le FMI, l’AIIB pour la BIRD, les Routes de la soie pour les investissements et le commerce.
S’il devait y avoir un choc des civilisations, tout le monde en souffrirait. Je ne pense pas que l’Europe puisse seule contrer un choc des civilisations. Toutefois, plus elle sera forte mieux elle s’en sortira. C’est pourquoi, je pense que le meilleur moyen d’y parvenir est d’endosser les objectifs de Macron même si l’on peut douter quelque peu sur la manière dont il la fait.
FSPI : En 1919, la Société des Nations a été créée ici à Genève, marquant les débuts du multilatéralisme moderne promouvant la coopération internationale dans le but de créer un monde plus sûr, plus juste et prospère. 100 ans plus tard, la réalisation de ces aspirations se trouvent sous le feu nourri d’attaques venues de différentes directions. Quel peut être le futur rôle des Nations Unies face à cette crise du multilatéralisme ?
Jean Zwahlen : Il est vrai que l’ONU traverse une crise grave due notamment à la politique de démantèlement que pratique Trump conformément à sa vision souverainiste, unilatéraliste, isolationniste et protectionniste qui est incompatible même pour une superpuissance dans le monde globalisé d’aujourd’hui. Cette crise est financière dans la mesure où les pays membres sont en retard ou n’honorent plus leurs contributions budgétaires. Mais cette crise est encore plus grave parce que les Etats membres n’ont plus le même enthousiasme envers le multilatéralisme dont ils ne perçoivent plus suffisamment les bienfaits, obscurcis par le populisme ambiant.
Que faire alors ? Je n’ai pas de remède miraculeux mais je doute qu’on puisse arriver à réformer en profondeur le multilatéralisme en en confiant la tâche aux Etats. Ils sont trop divisés comme on le voit à propos du cycle de Doha. Dès lors, je me demande si l’on ne devrait pas essayer de constituer une task force d’hommes sages et visionnaires et lui confier cette tâche comme l’avaient fait les personnalités qui ont créé le multilatéralisme à la fin de la guerre.
FSPI : Si la montée du protectionnisme demeure l’un des risques majeurs pour l’expansion économique mondiale et qu’effectivement les mesures prises à cet égard durant la période d’octobre 2018 à mai 2019 ont été plus de trois fois supérieures à la moyenne observée depuis 2012, parallèlement le libre-échange s’est considérablement développé avec 302 accords commerciaux régionaux entrés en vigueur en 2019, soit 100 de plus qu’en 2008. Dans ces circonstances, quel rôle devrait encore jouer l’OMC dans le système commercial multilatéral, alors que sa capacité à régler les différends commerciaux et son organe d’appel pourrait être comme on le sait paralysé ?
Jean Zwahlen : Le foisonnement d’accords régionaux et bilatéraux auquel on assiste est positif dans la mesure où l’OMC n’est pas réformable à court terme. Toutefois, ces accords ne sont pas une panacée car les règles dont ils sont assortis ne sont pas nécessairement compatibles les unes avec les autres. Cela constitue des obstacles au commerce qui est international plus que régional ou bilatéral.
FSPI : L’émergence de la Chine dans le Pacifique et son activisme croissant dans les pays du Sud, singulièrement en Afrique, en fait un nouveau pôle de puissance mondiale, alors que par ailleurs elle s’implique activement dans le multilatéralisme. Néanmoins, Pékin semble prendre davantage en compte ses propres intérêts économiques, technologiques et stratégiques que la promotion des valeurs universelles que ce multilatéralisme est censé promouvoir, en particulier à travers les Nations Unies. Aussi ne faut-il pas craindre que la diplomatie chinoise vienne compliquer sérieusement les stratégies d’aide au développement fondée sur la « conditionnalité démocratique » mise en œuvre par l’Occident, en particulier l’Union européenne ?
Jean Zwahlen : Il est vrai que la Chine se sert du multilatéralisme pour promouvoir son statut de grande puissance et ses intérêts politiques, économiques et commerciaux. Elle use habilement de son statut de PVD, auquel elle croit mordicus, pour recueillir l’appui d’autres PVD voire de pays autocratiques qui ont maintenant davantage d’affinités avec elle qu’avec l’Occident. Elle s’est ainsi créée une sorte de constituency qui l’appuie et la défend. En outre les nouvelles organisations d’origine chinoise, telles les Routes de la soie et l’AIIB, sont utilisées à des fins stratégiques et commerciales en utilisant certaines règles différentes de celles de l’ordre multilatéral occidental (propriété intellectuelle, droit de la concurrence notamment).