Interview of Filippo Grandi, Haut-Commissaire des Nations Unies pour les
réfugiés.
Monsieur Filippo Grandi était au Forum suisse de politique internationale le lundi 3 juin 2019 pour une conférence intitulée Le déplacement forcé aujourd’hui : personnes, principes et politique.
FSPI : Les réfugiés constituent une cible de choix pour les réseaux de trafic illicite. Quelles sont les actions prises par le HCR pour répondre à ce problème ?
Filippo Grandi : Les réfugiés fuient les conflits, la guerre, la violence ou la persécution – généralement vers le pays le plus proche. La grande majorité (4 sur 5) reste dans des pays voisins – 85% des réfugiés vivent dans les pays en développement ou à revenu intermédiaire, qui les reçoivent généreusement mais qui ont souvent du mal à le faire, avec des ressources limitées et généralement avec un soutien international insuffisant.
Dans ces circonstances, les réfugiés ont souvent beaucoup de mal à être autonomes – enfants non scolarisés, statut précaire, problèmes de protection ou de sécurité – et sont confrontés à des choix difficiles, en particulier si le conflit se prolonge, et le retour chez eux n’est pas une option. En conséquence, certains réfugiés partent dans le cadre de flux mixtes où ils sont exposés à de graves risques, avec des migrants qui se déplacent pour d’autres raisons. En l’absence de voies d’accès légales ils deviennent effectivement plus vulnérables à la traite. Le sort des réfugiés et des migrants qui se déplacent au sein de flux mixtes – exploités, emprisonnés et même réduits en esclavage lorsqu’ils entreprennent de périlleux voyages – exige une action résolue et des solutions concrètes, en dépit de l’insécurité et des autres restrictions qui ont souvent limité l’étendue de notre action.
La réponse du HCR consiste à travailler en amont. Cela signifie travailler avec les gouvernements pour faire en sorte que les réfugiés puissent accéder à la protection et au soutien des pays voisins et / ou des pays de transit. Néanmoins, un soutien international est nécessaire, en particulier dans les pays à haut risque tels que la Libye, où nous travaillons à la mise en sécurité des populations en les relocalisant au Niger afin de les réinstaller dans un pays tiers.
Il est particulièrement important d’encourager les gouvernements à garder leurs frontières ouvertes, à les gérer, afin que les réfugiés ne soient pas obligés d’avoir recours à des moyens illégaux. À cet égard, la réinstallation et les filières complémentaires sont primordiales.
FSPI : La complexité croissante des problématiques liées au déplacements forcés de personnes appellent à des solutions toujours plus innovantes. Le HCR a, par exemple, contacté AirBnB pour créer des synergies et soutenir la relocation des réfugiés syriens. Quelle est la place des acteurs privés et quelles peuvent être leurs contributions au travail du HCR ?
Filippo Grandi : Effectivement, le HCR continue à se tourner aussi vers le secteur privé pour obtenir un soutien financier accru et contribuer à la recherche de solutions pour les réfugiés et les communautés d’accueil comme ce qui a été réalisé avec Air BnB – ensemble nous avons identifié des solutions innovatrices pour les réfugiés syriens.
Les partenaires du secteur privé sont devenus des acteurs essentiels dans la recherche de solutions pour les réfugiés. Ils contribuent par leur financement, leurs dons en nature, leur expertise technique, leur créativité et leur innovation à la mise en œuvre de programmes essentiels pour les réfugiés et à la sensibilisation et à l’engagement envers la cause des réfugiés. Le secteur privé fournit désormais souvent les produits et les services dont les réfugiés et les communautés d’accueil ont besoin. Il stimule la croissance économique. Il investit dans la technologie. Il emploie des réfugiés directement et indirectement à travers différentes chaines de valeur. Des progrès importants ont été accomplis en matière d’inclusion financière, le secteur financier reconnaissant de plus en plus que les réfugiés constituent un marché viable pour des services tels que les comptes bancaires, les prêts aux entreprises, les envois de fonds et les mécanismes d’épargne.
Dans le même temps, les financements du secteur privé ont fourni une source croissante de ressources principalement non-affectées, ce qui donne au HCR une flexibilité sur la manière d’utiliser ces fonds et lui permet de diversifier ses sources de financement.
FSPI : Les États riches n’en font pas assez pour apporter des solutions aux migrations forcées, en particulier la résolution des conflits qui en sont les causes. Quelles sont les actions fondamentales qui pourraient, devraient, être prises en priorité ?
Filippo Grandi : Absolument – l’augmentation du nombre de réfugiés est un signe d’un monde où l’action internationale pour prévenir, atténuer et résoudre les conflits fait défaut – les déplacés internes et les réfugiés sont le produit de cette situation et le «déblocage» ou la résolution de la situation des réfugiés appelle en fin de compte à des solutions politiques. Lors de réunions d’information au Conseil de sécurité et lors de discussions avec les États membres, j’ai souligné à quel point nous, les humanitaires, comptons sur eux pour trouver l’unité nécessaire à la recherche de solutions politiques.
Cependant, en réalité, lorsque les situations de réfugiés deviennent prolongées, nous ne pouvons pas attendre des solutions politiques – nous devons aider les gens à reconstruire leur vie – cela signifie un soutien aux communautés et pays hôtes, y compris les réfugiés dans les économies et les sociétés locales, le développement des services nationaux et locaux pour les inclure. En outre, cela doit reposer sur la solidarité internationale. Tel est l’objectif du nouveau modèle global de réponses pour les réfugiés, inscrit dans le Pacte mondial pour les réfugiés.
FSPI : La question des réfugiés est une thématique centrale des mouvements nationalistes et populistes en Europe, et ailleurs. Des conflits importants apparaissent entre le devoir de protection des États et d’autres problématiques internes, par exemple l’insécurité. Comment le débat sur les réfugiés s’est-il ainsi polarisé ? N’y a-t-il pas un besoin de communication stratégique plus important ?
Filippo Grandi : Le débat sur les réfugiés et les migrants est malheureusement devenu un sujet de division- et souvent manipulé à des fins politiques. Le langage est devenu impitoyable, donnant lieu à la discrimination, au racisme et à la xénophobie. Les réfugiés et les migrants sont devenus des cibles et des victimes des agendas pour la conquête du pouvoir.
La perception qui prévaut est que la «crise» des réfugiés affecte principalement les pays riches. Cette perception est alimentée par la rhétorique politique de l’ «invasion», qui continue de s’appuyer et repose sur un système complexe de peurs délibérément manipulé et de préjugés soigneusement cultivés, avec des conséquences dévastatrices. La réalité est bien différente – c’est dans les pays fragiles déchirés par la guerre et la violence, dans les communautés frontalières, dans les banlieues et souvent dans les régions les plus pauvres des pays et des régions proches des zones de conflit, que la «crise» des réfugiés est la plus grave et la plus dramatique.
Il est essentiel de promouvoir des discours plus positifs pour faire face à la xénophobie et à d’autres formes d’hostilité qui se développent de manière si spectaculaire dans toutes nos sociétés – pas seulement dans les pays riches, mais dans le monde entier. Il est important d’aller vers ceux qui se trouvent our ainsi dire au «milieu» de ce débat, dont l’anxiété peut être exploitée par des hommes politiques peu scrupuleux. Ce sont ces personnes que nous devons atteindre.
FSPI : Le Pacte mondial sur les réfugiés poursuit quatre objectifs fondamentaux – alléger la pression sur les pays d’accueil, renforcer l’autonomie des réfugiés, élargir l’accès aux solutions dans les pays tiers et favoriser les conditions d’un retour dans les pays d’origine en sécurité et dans la dignité- tout en postulant un partage équitable de la charge et des responsabilités en matière d’accueil des réfugiés. En quoi le Pacte peut-il jouer un rôle pour faire face à la crise permanente des réfugiés ? Représente-t-il réellement une avancée importante par rapport aux modalités prévues par la Convention de 1951 en matière de protection des réfugiés ?
Filippo Grandi : Le Pacte représente une expression puissante de multilatéralisme dans le monde fragmenté d’aujourd’hui. Il reflète un véritable équilibre entre les intérêts et les aspirations des pays hôtes, des donateurs et des autres, et s’appuie sur des décennies d’expérience dans la résolution des crises de réfugiés.
Il réaffirme la Convention de 1951 sur les réfugiés en tant qu’instrument fondamental de la protection des réfugiés; c’est un document qui reflète des valeurs universelles et partagées et, en même temps, un moyen pratique et pragmatique de traiter les flux de réfugiés d’une manière qui tienne compte à la fois des intérêts des réfugiés et des gouvernements et des personnes qui les accueillent.
Le Pacte établit et propose une série de mesures visant principalement à aider les gouvernements accueillant le plus grand nombre de réfugiés à élaborer des politiques plus complètes et progressistes en matière de réfugiés. Il repose sur le principe selon lequel tous les pays, et pas seulement ceux qui sont proches des zones de crise, sont responsables des réfugiés. Il établit également une série d’arrangements pour traduire le principe de la responsabilité partagée des réfugiés et propose des mécanismes pratiques, selon chaque pays et en fonction de ses moyens et de ses capacités.
Il envisage en outre que la réponse aux crises de réfugiés devrait aller au-delà des mécanismes traditionnels d’assistance humanitaire fournis par certains États par l’intermédiaire du système des Nations Unies et par un nombre limité d’ONG. Il promeut une approche plus large, envisageant un rôle clé pour les organisations actives dans le domaine du développement social et économique, telles que la Banque mondiale; le secteur privé; les institutions locales; et la société civile dans toutes ses composantes, y compris les universitaires.
Enfin et surtout, il vise à associer la solidarité spontanée de la société civile à la solidarité organisée des États, afin de rétablir la confiance autour d’une question aussi complexe. Répondre aux crises de réfugiés est à notre portée. Trouver des solutions est possible.
FSPI : Le dérèglement du climat et les catastrophes naturelles qui y sont associées devraient amplifier la complexité croissante des déplacements humains au cours des années à venir. Les inondations et le réchauffement de la planète, qui entraînent une augmentation du nombre de personnes qui se déplacent d’un pays ou d’un continent à l’autre, contrarient en outre les efforts que le HCR déploie pour venir en aide aux réfugiés et aux déplacés internes dans de nombreuses régions du monde. Comment le HCR peut-il contribuer à atténuer l’impact produit par la présence de réfugiés sur l’environnement, tout en réduisant les risques de conflit avec les populations locales ?
Filippo Grandi : En effet, les effets du changement climatique et des catastrophes naturelles peuvent exacerber des situations déjà fragiles et attiser les conflits liés à l’épuisement des ressources. Les personnes qui ont déjà été déplacées par le conflit peuvent être obligées de se déplacer à nouveau à cause de catastrophe naturelle, si les zones où ils vivent deviennent invivables ou en raison des effets néfastes du changement climatique. Leur capacité de retour peut être limitée si leurs régions d’origine sont également touchées.
Le HCR travaille depuis de nombreuses années sur les problèmes de déplacement liés au changement climatique et aux catastrophes. Les efforts visant à protéger et à aider les personnes touchées ou les plus exposées au risque ont pris de l’ampleur. Des défis importants subsistent toutefois. Un cadre politique mondial en est encore en développement.
Nous travaillons sur plusieurs fronts pour relever ces défis. Cela inclut des efforts pour réagir rapidement aux catastrophes lorsque les États demandent au HCR de les aider à mettre en place des mesures pour répondre de manière appropriée aux personnes déplacées dans le contexte de telles catastrophes et des effets du changement climatique. Le HCR cherche également à collaborer avec les États pour élaborer des lois et des politiques propres à renforcer l’atténuation des risques et à garantir la protection des personnes déplacées en raison des catastrophes et des conséquences néfastes des changements climatiques.
FSPI : Les Nations Unies célèbrent en 2019 le centenaire de la création de la Société des Nations. C’est dans ce cadre que fut créée en 1921 la Haute-Commission pour les réfugiés sous l’autorité de l’explorateur et homme d’État norvégien Fridtjof Nansen. Cet organe chargé de gérer le problème des réfugiés issus de la Première Guerre mondiale devait être provisoire tout comme le HCR créé en 1950. Même si les populations concernées ont changé, comment peut-on continuer à rester optimiste face à une situation qui perdure depuis plus d’un siècle ?
Filippo Grandi : Les conflits persistent partout dans le monde et la communauté internationale semble tout simplement incapable de prévenir ou de résoudre les conflits. Nous nous trouvons en plus dans un contexte de stigmatisation sans précédent des réfugiés et des migrants, un contexte dans lequel les réponses traditionnelles aux crises de réfugiés paraissent de plus en plus inadéquates et un contexte propice à la question d’une crise accablante.
Cependant, les pays voisins ont gardé leurs frontières ouvertes – même si tel n’a pas toujours été le cas – et ont accueilli et abrité généreusement les réfugiés, malgré d’énormes contraintes.
Et pourtant, comme jamais auparavant, le mandat et la contribution du HCR reste d’une importance fondamentale et vitale. La nécessité d’une entité humanitaire et apolitique pour aider les États à trouver des solutions pratiques et réalisables aux défis complexes de la protection d’aujourd’hui et pour mobiliser des actions en vue de solutions durables n’a jamais été aussi grande, avec des perspectives encourageantes qui sont également en vue.
Et malgré tout, le multilatéralisme tient bon et nous devons tout faire pour le renforcer. Le Pacte mondial sur les réfugiés trace clairement la voie à suivre, grâce à un modèle de réponse plus solide, plus juste et mieux élaboré. Il apporte également des résultats pratiques – coopération au développement, nouvelles approches, inclusion, autonomie, etc. C’est à ce niveau, je pense, que le multilatéralisme est puissant, en tant que mécanisme pratique de contrepoids à la rhétorique et à la démagogie électorale qui envahissent souvent les débats publics sur les réfugiés et les migrants, et comme point de ralliement pour la solidarité, qui place la dignité, les droits et les aspirations des réfugiés et de leurs communautés d’accueil au centre de nos entreprises communes.