Interview de Madame Barbara Hintermann, Directrice générale, Fondation Terre des hommes Lausanne
Interview de Madame Barbara Hintermann, le 17 septembre 2021
FSPI : Terre des hommes (Tdh) est la plus grande organisation suisse de défense des droits de l’enfant dans le cadre de la Convention internationale des droits de l’enfant de l’ONU. Après 61 ans d’activité, vous êtes actifs dans près de 40 pays et venez en aide à 4,8 millions d’enfants et de membres de leurs communautés. Quels sont les principales activités et objectifs de l’action humanitaire selon Tdh ? Pouvez-vous illustrer votre idée de l’action humanitaire avec quelques exemples ?
Barbara Hintermann : Tdh intervient dans le domaine de l’aide humanitaire depuis sa création. Cette action humanitaire se focalise sur les besoins vitaux immédiats de l’individu, lorsqu’il se trouve dans une situation de vulnérabilité (liée à un conflit, une catastrophe naturelle).
Pour être d’une grande efficacité Tdh focalise son action humanitaire dans ses domaines d’expertise : la protection de l’enfance et de la santé. La volonté est de soutenir les plus vulnérables, notamment les enfants, sans oublier leur famille et communauté. Cela est très important afin de permettre la durabilité de certains services qui sont créés à travers la réponse humanitaire, dans une optique de reconstruction et développement.
Plusieurs exemples concrets illustrent notre approche, parmi bien d’autres :
- La mise en place de « child friendly spaces » dans plusieurs camps de déplacés et de réfugiés (Irak, Kenya, Bangladesh, Nigéria). Ces espaces permettent le soutien psycho-social des enfants et de leurs familles. Des systèmes d’accompagnement pédagogique et nutritionnel sont apportés pour pallier à l’absence des services de base comme l’école, les cantines etc…
- Lorsque les services de santé ne sont plus fonctionnels pour de raisons de sécurité (ex. cliniques mobiles au Sahel, sages-femmes communautaires en Afghanistan) et/ou d’organisation (camps de déplacés au Bangladesh, Nigéria) Tdh met à disposition des services de santé primaires. Tdh a une attention toute particulière pour les soins de santé materno-infantile.
- Toutes ces activités s’accompagnent très souvent d’actions dans le domaine de l’eau et assainissement, avec des méthodes innovantes (gravit’eau Sahel et Nigéria).
FSPI : Nommée Directrice générale depuis une année et demie, vous avez apporté de nouvelles perspectives à Tdh. Pouvez-vous nous faire part de vos impressions et de vos intentions ?
Barbara Hintermann : J’ai un passé humanitaire de plus de 20 ans. Quand j’ai pris mes fonctions chez Terre des hommes en avril 2020, j’ai découvert une organisation innovante (ex. santé digitale) et dotée de programmes d’une grande qualité. Il faut ajouter à cela une expertise impressionnante en droits de l’enfant, protection et santé.
Ce qui m’a surtout marqué d’emblée se sont les approches et les principes d’action des équipes de Tdh, notamment la participation active des enfants, de leurs familles et des communautés dans l’élaboration des projets ainsi que dans leur mise en œuvre. Cette approche à la fois systémique et individuelle assure la pérennité de nos activités.
Au début de mon mandat en 2019, le siège de Lausanne venait de traverser une période de crise importante. Cela a abouti à une réduction d’un tiers des postes à Lausanne. De nombreuses tâches devait encore être finalisées à mon arrivée comme la clarification des rôles et responsabilités, et bien entendu ajuster les processus clés.
Afin de soutenir au mieux tous et toutes les employé.e.s du Siège mais également du terrain, j’ai mis l’accent sur un leadership exemplaire basé sur des valeurs d’empathie, d’honnêteté, et aussi de responsabilité et de redevabilité. J’ai voulu remettre au centre notre travail les enfants et les jeunes. Cela exige de nous tous et toutes de tendre à l’exemplarité. Nous le devons à nos employé.es, à nos donateurs et à nos donatrices, mais aussi et surtout aux enfants qui sont le trésor de notre société et notre futur.
Pour élaborer notre nouvelle stratégie 2021-2024, j’ai choisi une approche participative, ce qui a notamment permis de renforcer la cohésion interne et aussi de focaliser les équipes sur nos forces et nos compétences en renforçant nos trois programmes Santé, Migration et Accès à la justice. En lien avec nos ambitions programmatiques, nous nous dotons aujourd’hui des moyens pour renforcer l’innovation (création d’un fond d’innovation) et nous nous sommes engagés sur des mesures d’atténuation et d’adaptation de nos opérations tenant compte de l’importance de l’urgence climatique.
FSPI : Les principaux défis humanitaires du XXIème siècle, notamment la crise climatique, la santé mondiale et les migrations démontrent la nécessité de renforcer la gouvernance multilatérale pour traiter ces questions. De nouveaux moyens sont-ils nécessaires pour créer un multilatéralisme plus inclusif et plus efficace également dans l’action humanitaire ? Et si oui, quelles caractéristiques l’action humanitaire devrait-elle revêtir pour correspondre à ce nouveau type de multilatéralisme ?
Barbara Hintermann : Je voudrais d’abord profiter de cette interview pour rappeler que les crises ne sont pas humanitaires. On parle de crises de gouvernance, de crises politiques, de crises générées par l’accaparation des ressources naturelles. Les conséquences dramatiques de ces crises sont humanitaires et touchent les communautés, les populations, et bien entendu les enfants.
En tant qu’organisation humanitaire et aide en développement, nous avons une réponse aux plus près des enfants, leurs familles et communautés, des besoins immédiats, de résilience, de solutions durables, voire de développement, mais les crises doivent en effet et justement être « traitées » en amont, au niveau politique, au niveau structurel et systémique. Il est fondamental et urgent que les gouvernements et les instances multilatérales se coordonnent, de manière effective et efficace, en d’autres termes avec le seul objectif du bien commun et non selon des visions d’intérêts individuel et/ou nationaux sur les crises.
Je ne suis pas certaine en revanche si nous avons véritablement besoin de nouveaux outils ou de couches supplémentaires. Si nous adhérons déjà tous et toutes aux SDGs (Sustainable Development Goals), si ensemble nous faisions fonctionner les plateformes existantes, onusiennes, régionales, spécifiques sur certains contextes et/ou thématiques ; si les quelques gouvernements qui discréditent les institutions internationales en bloquant des résolutions et en faisant des interventions militaires en dehors du cadre onusien pouvaient réfléchir aux implications humanitaires de leurs actions, ce serait un grand pas. Enfin, une implication plus forte de la société civile me semble indispensable pour trouver des solutions durables.
Surtout, si nous agissons de bonne foi dans l’intérêt commun – à l’instar des Accords de Paris pour le climat – nous pouvons déjà grandement avancer vers l’Agenda 2030 pour le bien des populations et de la planète.
FSPI : Depuis quelques années, vous êtes installée en Suisse avec votre famille, mais avant cela, vous avez vécu en Amérique du Sud, en Colombie, et aussi en Afrique et au Moyen-Orient. Quelle importance accordez-vous à l’expérience de terrain dans votre travail ? Quelles sont les compétences requises pour préparer une personne qui souhaite faire carrière dans l’humanitaire ?
Barbara Hintermann : Mes années sur le terrain ont été mes années les plus riches. C’est une expérience de vie ! Le fait que j’ai moi-même géré et mis en œuvre des activités humanitaires (ex. détention, protection de la population civile, assistance etc.) et cela avec le Comité international de la Croix Rouge – une organisation que je considère comme la Haute École de l’Humanitaire – me permet aujourd’hui d’être une interlocutrice crédible auprès des bailleurs, des grands donateurs et donatrices, des autres organisations et des partenaires.
Les exigences en termes de compétences ont évolué et se sont adaptées à l’environnement et aux défis humanitaires d’aujourd’hui. Je pense qu’un minimum d’expérience de vie est fondamental. C’est l’expérience des individu.e.s qui nous permet de faire confiance à leur vécu et de les envoyer dans un contexte humanitaire où nous devons faire face à une situation sécuritaire difficile. Le savoir-faire, le savoir-vivre et le savoir-être sont des compétences indispensables. Bien évidemment les compétences « métiers » sont importantes autant qu’une bonne capacité d’analyse. Chez Terre des hommes, nous mettons aujourd’hui plus d’accent sur les « soft skills » comme la communication interpersonnelle, un esprit d’ouverture et d’innovation, une attitude de partenariat et de collaboration. Nous attachons également beaucoup d’importance à l’empathie, la diversité, l’inclusion et la participation. Je constate que, souvent, il manque un véritable sens de l’écoute. Bien comprendre l’autre dans sa globalité (heart, mind, body) est fondamental pour amener ce que j’appelle « a meaningful operation ».
FSPI : Les récents développements à Kaboul et l’anniversaire du 11 septembre ont fait resurgir les scènes d’il y a une vingtaine d’années. A la lumière des événements, comment va se dérouler la stratégie d’aide humanitaire de Tdh en Afghanistan ?
Barbara Hintermann : Tdh est présente en Afghanistan depuis 1995. Donc nous avons une longue expérience dans ce contexte. Pour assurer les activités humanitaires en Afghanistan, Tdh peut compter sur ses 170 employé.es afghan.e.s sur le terrain. Nous avons par exemple des unités mobiles de santé pour la petite enfance, les jeunes mères et les femmes enceintes. Les besoins humanitaires dans le pays sont immenses, et nous craignions que la prise du pouvoir par les Talibans rende la situation encore plus difficile. Pour toute la communauté humanitaire la priorité sera d’obtenir l’accès aux populations vulnérables, avec le respect des principes humanitaires (humanité, neutralité, impartialité). Mon autre priorité est de recevoir des autorités les garanties de sécurité pour notre personnel, notamment pour nos collègues féminines (sages-femmes, infirmières). Tdh est bien connue et respectée par les communautés afghanes et cela devrait être un plus pour nous permettre part de contribuer à l’effort collectif de la famille humanitaire présente en Afghanistan en assistant les populations les plus vulnérables qui ont un grand besoin de soins de santé et de protection de l’enfance. N’oublions pas qu’en 2021, 250’000 femmes et enfants ont été déplacés en Afghanistan, et 32% des victimes étaient des enfants.
FSPI : En Afghanistan, mais aussi ailleurs, les combats et l’insécurité rendent indispensable la protection militaire des travailleurs humanitaires. Cela porte préjudice à l’image de ceux-ci, qui perdent de leur indépendance et donc de leur crédibilité. Faut-il limiter l’ampleur des opérations humanitaires ou même se retirer devant la violence, ou accepter une protection par les forces armées avec le risque d’être associé à l’une des parties au conflit. Quelle est la position de Tdh face à ce dilemme moral ?
Barbara Hintermann : Tdh n’utilise pas de protection militaire dans son mode de fonctionnement principalement pour des raisons d’indépendance et de neutralité. Nous travaillons avec les enfants, les familles et les communautés, et nous privilégions la proximité avec les bénéficiaires. Être escortés par les forces militaires ou autres nous priveraient de cette proximité avec la population. Si la sécurité ne permet plus de faire des sorties de terrain, nous devons faire un choix douloureux et ne plus y aller (ex. le nord au Burkina Faso).
FSPI : Sur le plan financier, comment faites-vous face aux difficultés liées au volume des fonds, qui ont vraisemblablement décru dans le contexte de la crise pandémique. Par ailleurs, comment Tdh s’assure que la source des fonds garantit la neutralité de l’action humanitaire ?
Barbara Hintermann : Nous avons trois sources principales de revenus : les fonds des bailleurs et de la philanthropie (env. 75%) et du public suisse (25%). Notre organisation n’a heureusement pas subi des réductions des fonds à la suite de la pandémie. Au contraire, nous avons pu assurer le financement des ajustements de nos programmes à la pandémie (ex. santé digitale au Burkina Faso) grâce à la générosité de la population suisse et aussi de la DDC et autres bailleurs.
Tdh est présente dans 35 pays. Dans notre relation avec les bailleurs, nous restons fidèles à nos approches et principes d’action, nos valeurs, notre expertise et nos pays d’intervention. Nous n’avons pas subi une pression ou ingérence de la part des bailleurs et cela permet à Tdh de mener une action neutre, indépendante et impartiale.
FSPI : La marge de manœuvre des organisations humanitaires semble se réduire toujours davantage en raison notamment des violations toujours plus systématiques du droit humanitaire international, des régimes de sanctions croissants et des mesures renforcées de lutte contre les groupes terroristes au point même souvent de criminaliser en quelque sorte l’aide humanitaire. Qu’attendent-elles donc de l’ONU, des organisations intergouvernementales et des gouvernements au niveau politique pour que l’espace humanitaire soit préservé ? Quelle stratégie suit Tdh à cet effet ?
Barbara Hintermann : Pour Tdh, la marge de manœuvre afin de mener des activités s’est réduite ces dernières années, et cela est fortement lié au non-respect des travailleurs et travailleuses humanitaires par les oppositions armées et aussi par les forces armées et des gouvernements radicalisés. Le droit international humanitaire ainsi que le respect des droits humains et des droits de l’enfant doivent rester au centre du dialogue avec les groupes armés et les États. Ce que je vais vous dire n’est rien de neuf : les gouvernements membres aux conventions de Genève et le conseil de sécurité de l’ONU doivent absolument préserver l’espace humanitaire et faire tout pour assurer une action humanitaire indépendante, neutre et impartiale qui répondent aux besoins des plus vulnérables. Il est simplement inacceptable que la population civile est régulièrement prise en otage des enjeux et considérations politiques.
J’aimerais mentionner l’Afghanistan comme exemple : la reconnaissance de la communauté internationale du nouveau gouvernement en Afghanistan ne doit pas être un préalable pour une action humanitaire. Les besoins de la population afghane sont énormes et les acteurs humanitaires comme Tdh doivent pouvoir intervenir selon les principes humanitaires de l’indépendance, l’impartialité, la neutralité et l’humanité.
Concernant les entraves juridiques, nous poursuivons notre stratégie de dialogue permanent avec les autorités et essayons d’influencer des thématiques comme la criminalisation des humanitaires (comme récemment en Suisse sur la loi anti-terrorisme) et la judiciarisation de l’action humanitaire. Par ailleurs la discussion sur la loi anti-terrorisme en Suisse n’a pas permis d’enlever la possibilité des autorités suisse de mettre des enfants à partir de 12 ans sous « house arrest ».
FSPI : L’action humanitaire est souvent confrontée à divers dilemmes, en particulier celui d’aller au-delà de la mission ultime de sauver des vies, comme dans le cadre du conflit syrien sans fin aux enjeux politiques importants ou dans des situations où un soutien au développement durable s’avère nécessaire par rapport aux catastrophes naturelles. Choisir entre dénoncer les exactions commises et partir ou bien rester pour protéger la population civile ou encore choisir entre le respect du droit international humanitaire et l’action humanitaire en elle-même comme par exemple dans les territoires palestiniens ou pour les Rohingyas au Myanmar. Comment Tdh parvient-elle à remplir sa mission première tout en restant indépendante des objectifs politiques ?
Barbara Hintermann : Le dilemme entre dénoncer des graves violations du DIH ou dans le cas de Tdh des exactions des droits de l’enfant et risquer d’être expulsé ou choisir de partir ne s’est pas vraiment produit chez nous ces dernières années. Bien évidemment Tdh n’est pas à l’abri d’une telle situation. Nous cherchons le dialogue avec les autorités sur les violations des droits de l’enfant et renforçons les systèmes de protection ensemble avec des partenaires locaux. Notre ancrage dans un contexte notamment en travaillant avec la société civile (ONG locales, communautés, familles tout en impliquant les enfants) est un mode de fonctionnement fondamental pour assurer la protection de l’enfant.
Bien évidemment, nous avons aussi défini les lignes rouges, des limites d’acceptabilité surtout par rapport à nos principes d’action et des principes humanitaires. Par exemple, aujourd’hui, la majorité de nos activités en Afghanistan sont encore suspendues car nous attendons des garanties de sécurité pour notre personnel féminin. Si nous ne recevons pas ces garanties, Tdh doit se poser la question de rester ou partir. Nous parlons ici de nos activités principales dans le domaine de la santé petite-enfance et jeunes mères dans les municipalités à travers des unités mobiles.