2025

Interview avec Messieurs Hasni Abidi, Politologue spécialiste du monde arabe, et Clément Therme, Chercheur spécialiste de l’Iran. Dans le cadre de leur venue au FSPI le 16 septembre dernier, sur le thème : « Paix et guerre selon Donald Trump : le Moyen-Orient en première ligne ».

 

FSPI : Le retour de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis paraît bien vouloir signifier l’irruption brutale et soudaine d’un nouveau monde, où la force prime sur le droit et où les plus traditionnelles des alliances sont remises en cause. Ainsi en va-t-il également du Moyen-Orient et des conséquences du 7 octobre 2023 qui n’en finissent pas de peser sur la recomposition des rapports de force géopolitiques. Avec notamment les guerres à Gaza et au Liban, les frappes sur l’Iran mais aussi l’émiettement de « l’axe de la résistance » avec l’émergence d’une nouvelle Syrie et l’affaiblissement significatif du Hezbollah, du Hamas et des milices chiites irakiennes. Alors que Trump revendique son rôle de faiseur de « deals » à défaut d’amener la paix dans le monde, quels sont selon vous ses véritables objectifs et les chances de les atteindre ?

HA : Depuis son premier mandat, Donald Trump a fait de la transaction son mode opératoire préféré en diplomatie. À la différence de ses prédécesseurs, il l’exhibe publiquement, jouant sur la communication propre au business et sur les résultats à court terme. Son second mandat révèle également son approche transactionnelle, conjuguée à une mégalomanie exacerbée. Les flatteries à son égard, tant sur le plan rhétorique qu’au travers d’annonces d’investissements économiques, sont nécessaires pour le combler et retenir son attention. Dans cette perspective, sa volonté d’obtenir le prix Nobel de la paix reflète son ambition de laisser une trace dans l’histoire. Peu importe les résultats à moyen et long terme, Trump se félicite d’avoir résolu six crises en six mois de mandat. La communication destinée à soigner à la fois son électorat MAGA et son propre ego constitue toutefois une faille notable. Ses « deals », aux résultats contrastés, agissent comme des perturbateurs de l’ordre international. Les accords d’Abraham avaient déjà montré qu’au nom du business, Trump privilégiait unilatéralement certains pays à fort intérêt commercial au détriment d’une politique étrangère plus équilibrée. Les effets ultérieurs, après le 7 octobre, ont montré que la non-considération du conflit israélo-palestinien et de la question d la légalité internationale en tant que cadre référentiel.

Il est difficile de prédire un changement dans l’attitude du président américain quant à une communication contre-productive pour le processus diplomatique, déjà confronté à de graves difficultés. Cela étant, pour espérer atteindre ses objectifs de « paix » à l’avenir, son désir de réussir pourrait, paradoxalement, l’inciter à s’engager dans cette voie, si et seulement si la diplomatie et le compromis venaient à être privilégiés – perspective toutefois peu probable. À défaut, une logique de coercition totale risque de produire l’effet inverse. Avec sa politique tarifaire imposée au monde entier, Trump contribue à renforcer l’ordre multipolaire et à éloigner certains alliés traditionnels des États-Unis. Force est également de constater qu’il a choisi de remodeler le département de la Défense en département de la Guerre. Dès lors, il paraît difficile d’imaginer une paix mondiale alors que des attaques intérieures (déploiement de la garde nationale, notamment à Washington D.C., Los Angeles et à Chicago) fragilisent déjà l’État de droit. Son son inconditionnel à Israel et son attrait pour les autocraties complique davantage toute perspective de paix, puisqu’il recourt lui-même à des méthodes autoritaires, rendant ses « deals », inéporants dans une gouvernance internationale abimée par le mépris manifesté aux institutions nternationales.

CT : Le retour de Donald Trump s’inscrit moins dans une logique de paix globale que dans une approche transactionnelle. Ses objectifs sont avant tout de contenir l’Iran, de promouvoir et de défendre les intérêts des autorités israéliennes, de consolider les partenariats sécuritaires et énergétiques dans le Golfe, et de se présenter comme l’artisan d’accords visibles et rapides qui renforcent son image de négociateur. Cela dit, les chances de succès sont limitées : la fragmentation régionale, l’affaiblissement des acteurs de « l’axe de la résistance » et l’instabilité persistante dans la prise de décision empêchent toute vision stratégique cohérente. On risque davantage d’assister à une succession de mesures réactives pour accompagner les actions militaires israéliennes, donnant l’illusion d’une action réfléchie mais générant à terme plus d’instabilité. En effet, la poursuite d’une stratégie hégémonique par la force militaire de Tel Aviv revêt le risque d’entraîner Washington dans une escalade militaire régionale et de créer des différends entre alliés des Etats-Unis. En ce sens, force est de constater qu’Israël n’a pas anticipé les effets de solidarités entre Etats du Golfe après les frappes qui ont pris pour cible les dirigeants du Hamas à Doha au Qatar le 9 septembre 2025.

 

FSPI : La tournée de Donald Trump dans les monarchies du Golfe au printemps (Arabie saoudite, EAU et Qatar) a bien illustré la forte personnalisation des relations internationales et la logique de puissance centrée sur la sécurité et le négoce de l’armement, alors que la question palestinienne, elle en soit peu évoquée, a souligné les divergences en matière de priorités diplomatiques entre les trois pays arabes. Pour Ryad une normalisation avec Israël est conditionnée à la création d’un Etat palestinien, alors que Doha et Abou Dhabi sont plus pragmatiques, la première impliquée dans la médiation avec le Hamas et la seconde entretenant des relations étroites avec Israël mais exprimant beaucoup de réserves quant à la situation humanitaire. A Gaza. Dans ce contexte, pensez-vous que l’administration Trump pourrait être amenée à relancer la dynamique des accords d’Abraham au profit du règlement du conflit israélo-palestinien ?

HA : Il apparaît manifeste que Washington souhaite relancer coûte que coûte les accords de normalisation. Cela étant, on assiste à son essoufflement depuis bientôt deux années de guerre à Gaza. La légitimité de ces accords a été pleinement remise en cause aux yeux des populations du monde arabe. Bien que les États-Unis souhaitent réengager une paix froide au profit d’Israël, les États du Golfe – désormais les principaux engagés dans la voie de la normalisation – assistent à une recomposition de leur architecture sécuritaire. Leur objectif via cette normalisation avec Israël était de contrebalancer la place de l’Iran dans l’échiquier régional, au moment où le JCPOA (accord nucléaire avec l’Iran) de 2015 était perçu comme une menace pour les monarchies du CCG. Cependant, depuis l’affrontement Israël-Iran, la sécurité des pays du Golfe est mise à rude épreuve, face à l’incapacité de la part des États-Unis d’assurer la sécurité de ces pays en dépit des gigantesques investissements golfiens consentis aux États-Unis pour assurer entre autres leur sécurité. Nous avons vu qu’en l’espace de deux mois, le Qatar a été attaqué deux fois : d’abord par l’Iran, visant la base américaine d’Al Udeid, puis par Israël, ciblant le quartier général du Hamas. Cette normalisation apparaît pleinement compromise à court terme face aux ambitions de remaniement régional par la force de la part de Netanyahu. Si les capitales du Golfe avaient misé sur Trump pour stabiliser la région au profit de la dimension économique, les conflits se sont pourtant enlisés depuis son arrivée en janvier 2025. Peu de perspectives semblent en vue pour la guerre à Gaza, et les immenses conséquences humanitaires, le conflit Israël-Iran remet en cause la stratégie de diversification économique des pays du CCG. Dans ce contexte, tout laisse à penser que le scénario le plus défavorable semble arriver depuis bientôt huit mois. En raison des attaques iraniennes puis israéliennes sur le Qatar, une des exigences qui apparaissaient nécessaires pour des pays du CCG à s’engager dans la voie de la normalisation était de recevoir une protection tacite de Washington. Elles ont toutefois été rendues caduques face à l’impossibilité de Trump de raisonner Netanyahu de ne pas attaquer les pays du Golfe. Riyad semble ainsi déconcerté de cet engrenage régional, laissant alors la normalisation à des conditions très élevées, en plus de la reconnaissance d’un État palestinien et de la possibilité de développer un programme nucléaire à usage civil.

CT : Il est probable que Trump cherche à relancer cette dynamique, mais sous un angle essentiellement économique et sécuritaire. Le verrou reste Riyad, qui conditionne toute normalisation à des avancées sur la question palestinienne, ce qui complique l’équation. Abou Dhabi, déjà impliqué, reste plus prudent depuis la guerre de Gaza, tandis que Doha conserve un rôle de médiateur malgré les frappes israéliennes sur son territoire. En définitive, on peut imaginer cette dynamique étendue au Sud Caucase vers l’Azerbaïdjan mais dans le Golfe, la réflexion stratégique posée est désormais celle des garanties de sécurité américaine et celle de l’impunité accordée par Washington à Tel Aviv pour ses actions militaires dans la zone.

 

FSPI : La « Conférence sur la solution à deux États » coorganisée par l’Arabie Saoudite et la France, a pris une certaine importance au cours des dernières semaines. A l’approche de la reconnaissance officielle de l’État de Palestine, prévue le 22 septembre à l’occasion de l’Assemblée générale de l’ONU, les Etats-Unis exercent des pressions sur les pays occidentaux encore hésitants tout en les dissuadant de reconnaître la Palestine sous prétexte que cette décision pourrait pousser Israël à coloniser toute la Cisjordanie, chantage s’il en est dès lors que Tel Aviv ne cache pas ses intentions en la matière. Est-ce que dans ce contexte la solution à deux Etats a encore une chance de voir le jour ?

HA : Il est vrai que Washington tente par tous les moyens de dissuader la reconnaissance d’une situation à deux États, au risque de subir une annexion de la Cisjordanie, qui est déjà le cas de facto avec la colonisation, ainsi que de compromettre la dynamique des accords de normalisation. Cette voie d’une situation à deux États semble pourtant la seule capable de revenir à la centralité de la cause palestinienne et à rappeler à Israël ses engagements en matière du droit internationale. Depuis bientôt quatre-vingts années, le conflit israélo-palestinien enlise la viabilité d’un État palestinien. Aujourd’hui, au terme d’un non-respect flagrant du droit international, si certains États envisagent de reconnaître l’État de Palestine pour des raisons politiques de pression, à l’image de l’Angleterre ou de l’Allemagne, conditionnant leur reconnaissance à une dégradation de la situation à Gaza, d’autres considèrent au contraire qu’elle est nécessaire, comme la France. Israël semble de nos jours plus isolé que jamais. Des embargos sur les armes ont été imposés : fait rarissime. Un processus d’annexion des territoires palestiniens de Cisjordanie serait pleinement contre-productif pour Israël dans sa quête de reconquérir le monde arabe. Si l’État hébreu a cherché, par le bandwagoning, à faire de l’instrument économique un levier pour la normalisation, il s’avère toutefois que l’attitude hégémonique compromettra sans doute sa réouverture avec le monde arabe.

Dès lors, la solution à deux États, si elle est pleinement dénoncée tant du côté de Tel-Aviv que de Washington, semble plus que jamais proche. Une reconnaissance de l’État de Palestine aux Nations unies est un procédé politique réalisable, mais son application sur le terrain apparaît difficile sans de véribales concessions. Des États comme la France ont affirmé que cette solution est envisageable sur le terrain uniquement avec le retour des otages israéliens, le départ du Hamas de la scène politique ainsi que la démilitarisation totale de l’État de Palestine. Cette solution permettrait non seulement de contenter l’opinion publique arabe, mais mettrait aussi sous pression constante le gouvernement de Netanyahu. En cas d’annexion totale de la Cisjordanie, comment un État pourrait-il prendre place, puisque la première caractéristique d’un État est d’avoir un territoire ?

CT : Sur le plan diplomatique, l’initiative franco-saoudienne et la reconnaissance progressive de la Palestine par plusieurs pays entretiennent l’idée que la solution à deux États reste sur la table. La résolution franco-saoudienne (la « New York Declaration ») a été adoptée à l’Assemblée générale de l’ONU le 12 septembre 2025 par 142 États votants en faveur, avec 10 votes contre et 12 abstentions. Mais dans la réalité, la colonisation israélienne, la division politique des Palestiniens et la stratégie militaire de Tel Aviv rendent cette perspective extrêmement lointaine. Les pressions américaines sur les pays européens témoignent d’une volonté de geler le processus, et il est difficile d’imaginer que Washington s’engage réellement en faveur de cette solution dans le contexte actuel et compte tenu de la vision idéologique de l’Administration Trump 2 par rapport au conflit israélo-palestinien.

 

FSPI : Aux yeux de Washington, cette conférence est inopportune, car elle compromet les efforts diplomatiques de promotion de la paix et constitue une récompense au terrorisme, tout en enhardissant le Hamas à entraver un cessez-le-feu et à prolonger la guerre. Au contraire, les  États-Unis affichent leur volonté de continuer à mener des efforts concrets pour mettre fin au combat et instaurer une paix durable. Quels sont concrètement ses efforts et que peut-on attendre raisonnablement ?

HA : Certes, les États-Unis demeurent investis dans des efforts diplomatiques, mais dans un sens unique. Depuis plus de quatre-vingts années, l’instauration d’une paix durable ne prend pas en compte les revendications légitimes des Palestiniens. Il faut être conscient que Netanyahu ne désire pas mettre fin à cette guerre pour des raisons politiques et judiciaires. Il a même sapé les tentatives de négociations américaines avec le Hamas à Doha en bombardant la capitale du Qatar, compromettant alors la possibilité d’un accord de trêve, voire de fin de la guerre. Le ministre des Affaires étrangères du Qatar parlait d’Israël comme d’un État aux pratiques terroristes : comment voulez-vous conclure quoi que ce soit avec un tel acteur, qui se positionne en dehors de toutes les normes du système international ? Disait-il.

La conférence internationale organisée conjointement par l’Arabie saoudite et la France remet sur le devant de la scène deux pays pour mettre fin à une spirale de violence. Avec cette initiative, Riyad désire accroître son importance diplomatique et affirmer son leadership, tandis que Paris espère éviter un enlisement régional coûteux, expliquant la reprise en main de cette question par les Européens après tant d’années d’évitement. Au contraire, cette conférence ne récompense pas le terrorisme, car l’objectif est d’éjecter le Hamas de la période d’après-guerre.

CT : Washington affiche une volonté d’action, mais en pratique ses efforts restent limités à trois leviers : la pression diplomatique pour obtenir des cessez-le-feu temporaires en acceptant le principe de contacts directs avec le Hamas, le financement de l’aide humanitaire et la mobilisation des alliés arabes pour gérer l’après-guerre. Cependant, ces initiatives sont davantage conçues pour contenir ou gérer la crise que pour résoudre ses causes profondes. L’administration Trump cherchera avant tout à éviter un embrasement régional qui menacerait ses intérêts économiques et militaires, plutôt qu’à imposer un véritable plan de paix. On peut donc s’attendre à une gestion au coup par coup de gel du conflit, sans stratégie de long terme.

 

FSPI: Depuis bien longtemps, la plupart des pays du Moyen-Orient demeurent largement dépendants de l’hégémonie des Etats-Unis, lesquels ont cherché à sécuriser leur approvisionnement en hydrocarbures et à empêcher les dirigeants régionaux de s’émanciper de leur tutelle. Cette dépendance a toujours fait planer le spectre d’une menace sur la stabilité des régimes les plus vulnérables, tout en affaiblissant la Ligue des Etats arabes, largement otage de l’Arable saoudite et de l’Egypte, fidèles alliés de Washington, comme le Conseil de Coopération du Golfe fortement tributaire de la coopération militaire américaine. Nonobstant, comme les interventions des puissances occidentales en Irak et en Libye en ont témoigné, une démocratisation au Moyen-Orient imposée de l’extérieur semble illusoire. Dès lors que les conditions socio-économiques, politiques et religieuses qui avaient conduit aux révoltes populaires du printemps arabe n’ont pas fondamentalement changé, l’administration Trump va-t-elle se résigner elle aussi à reconnaître l’échec de ceux-ci et concentrer plutôt ses efforts sur  la renaissance d’ un système régional arabe reflétant la recomposition des forces géopolitiques de la région ?

HA : Les États-Unis ont déjà reconnu, au bas mot, l’échec de la démocratisation du monde arabe depuis les Printemps arabes. Trump, illuminé par une gouvernance autocratique, s’était déjà appuyé, durant son premier mandat, sur les nouveaux équilibres régionaux offerts par la venue d’hommes forts comme Abdel Fattah Al-Sissi en Égypte. Son objectif, le business, est au premier plan, avant même toute volonté de changement politique interne ou d’ouverture sur les droits de l’homme.

Il pourrait être pertinent de voir en Trump une figure désireuse de se tourner vers un système régional arabe. Avant toute chose, il apparaît plus probable qu’il se tourne plutôt vers un système régional golfien, en raison de leur richesse économique. Dans ce contexte de désengagement américain, les seuls capables d’exercer une fonction de contrepoids à une hégémonie israélienne et iranienne sont les monarchies du Golfe, au premier rang desquelles l’Arabie saoudite. Cet enjeu de taille pourrait alors marquer une évolution géopolitique visant à empêcher la Chine de reprendre le rôle des États-Unis. Bien que l’Empire du Milieu constitue le premier partenaire économique des pays du CCG, sa capacité d’action militaire demeure beaucoup plus limitée que celle de Washington.

CT : Trump n’a jamais cru à la démocratisation imposée de l’extérieur et son retour à la présidence devrait confirmer ce pragmatisme, et ce, même s’il a brièvement évoqué la possibilité d’un changement de régime en Iran au moment de la guerre de Douze jours au mois de juin 2025. Il privilégiera la stabilité des régimes alliés et la consolidation d’un ordre régional centré sur les monarchies du Golfe et sur l’Arabie saoudite en particulier. Les révoltes populaires de 2011 sont perçues comme un risque plutôt que comme une opportunité, et Washington cherchera à renforcer les partenariats sécuritaires existants plutôt qu’à promouvoir des réformes politiques. En ce sens, on assistera moins à une reconnaissance explicite de l’échec des printemps arabes qu’à un déplacement des priorités vers une recomposition géopolitique arabe davantage structurée autour de l’axe Riyad-Abou Dhabi, avec l’appui américain. La difficulté sera de parvenir à exclure l’Iran comme lors de son premier mandat (2017-2021) de ce nouvel ordre régional : certains Etats de la région n’hésitant plus à parler d’un « nouvel Iran » s’agissant des actions militaires israéliennes dans la zone et relativisant donc le discours américain sur les « Etats voyous ».

 

FSPI : Le projet d’après-guerre dans la bande de Gaza de Donal Trump « The Great Trust » révélé à la fin du mois d’août prévoit l’administration du territoire par les Etats-Unis pendant 10 ans avant de confier celle-ci à une entité palestinienne réformée et déradicalisée, le Hamas étant exclu de toute future gouvernance. Il prévoit en outre le déplacement « volontaire » de la population soit vers d’autres pays tels la Jordanie et l’Egypte, soit dans des zones sécurisées à l’intérieur du territoire durant le chantier de la construction « de smart cities », tout en faisant de Gaza une Riviera du Moyen-Orient. La plupart des pays arabes et de nombreux gouvernements occidentaux dénoncent une proposition irréaliste et contraire au droit international, alors que l’ONU assimile le projet à un nettoyage ethnique. Si ce plan semble à la plupart complètement farfelu et totalement irréaliste, d’aucuns estiment qu’il s’agit peut-être de la moins mauvaise option aussi longtemps qu’il n’y a pas de règlement durable de la question palestinienne, y inclus la création d’un Etat palestinien. Quelles sont selon vous les chances de voir un tel projet se réaliser ?

HA : L’administration Trump avait déjà proposé, en février, l’appropriation de la bande de Gaza au profit des États-Unis. Le plan inauguré fin août 2025 est nettement plus abouti. Il est compréhensible que certains y voient, dans ce plan, un programme moins mauvais afin d’éviter la destruction totale de la population palestinienne de Gaza par l’armée israélienne, bien qu’il soit évident qu’il demeure tout à fait contraire aux réglementations juridiques internationales.

Après avoir rasé entièrement Gaza, Israël appelle au déplacement des populations. Si Washington a pris conscience de la nécessité d’imposer une solution durable sur le terrain, il n’en demeure pas moins que ce programme de déplacement est le même voulu par Netanyahu.
Dès lors, un déplacement forcé de populations vers des États fragiles n’est pas réaliste dans la mesure où les multiples invectives contre l’Égypte et la Jordanie n’ont montré aucune efficacité, les deux gouvernants restant intransigeants sur le refus d’accueillir les Palestiniens de Gaza et de contribuer à une politique de nettoyage ethnique susceptible d’alimenter des difficultés socio-économiques dans leur pays. « Acheter » les Palestiniens de Gaza en leur octroyant des aides économiques et des visas pourrait constituer un nettoyage ethnique sous un instrument économique pour se plier quelque peu aux exigences de la communauté internationale. Face au manque de réception de ce programme de nettoyage ethnique, Washington et Tel-Aviv se seraient tournés vers des États non reconnus, comme le Somaliland, pour accueillir des Palestiniens en échange de leur reconnaissance. L’applicabilité de ce programme au regard du droit international pourrait également tenir responsable le président américain. Dès lors, du point de vue pratique comme juridique, il apparaît hautement improbable que ce plan de déplacement atteigne ses fins.

CT : Ce projet, qui combine administration américaine directe, déplacements « volontaires » de population et transformation de Gaza en zone de smart cities, est largement perçu comme irréaliste et contraire au droit international. La plupart des pays arabes comme de nombreux alliés occidentaux y voient une forme de nettoyage ethnique, ce qui rend sa mise en œuvre extrêmement improbable. Néanmoins, il ne faut pas sous-estimer la capacité de Trump à imposer des solutions de fait si elles servent ses intérêts politiques et ceux d’Israël. Le plus vraisemblable est que ce plan reste au stade d’une proposition provocatrice, destinée à déplacer le débat et à tester la résistance des acteurs régionaux, plutôt qu’à devenir une réalité.

 

FSPI : Depuis la Révolution islamique de 1979, l’Iran s’est opposé sans discontinuer et avec détermination à l’influence américaine au Moyen-Orient, tout en promouvant l’axe de la résistance bien mis à mal suite aux guerres menées par Israël à Gaza et au Liban depuis 2023 et aux frappes aériennes israélo-américaines sur les installations militaires et nucléaires iraniennes en juin dernier. Bien que les partenaires français, anglais et allemands de l’accord nucléaire sur l’Iran aient récemment décidé d’enclencher le mécanisme de “réactivation” des sanctions onusiennes contre Téhéran et que Washington ne semble pas disposée à faire preuve de souplesse quant à l’exigence de renoncer à tout enrichissement d’uranium, certaines pressions occidentales s’exercent pour que Téhéran reprenne les négociations, quand bien même le Guide suprême de la Révolution demeure intransigeant vis-à-vis des puissances occidentales. Comment l’Iran pourrait-elle selon vous se sortir de cette impasse stratégique ?

CT : L’Iran se trouve aujourd’hui à l’heure des choix stratégiques : Téhéran se trouve dans une impasse entre le retour probable des sanctions onusiennes, les conséquences des frappes militaires israélo-américaines de juin 2025 et le risque d’une reprise avant la fin de l’année 2025 des actions militaires israéliennes contre son programme nucléaire ainsi que les pressions de l’AIEA pour une plus grande transparence des activités nucléaires.

Pour sortir de cette impasse, Téhéran pourrait opter pour une stratégie de désescalade technique, sans renoncer à ses fondamentaux idéologiques. En pratique, cela signifierait accepter un gel vérifiable de ses activités les plus sensibles, par exemple en s’engageant à suspendre à long terme l’enrichissement au-delà de 20 %, en diluant une partie des stocks les plus problématiques et en rétablissant l’accès régulier des inspecteurs aux sites clés. Une telle démarche n’implique pas de retour immédiat à l’accord sur le nucléaire mais permettrait de créer une dynamique d’apaisement susceptible de ralentir l’application stricte des sanctions internationale après la probable réactivation du mécanisme de « snapback », au moins auprès de partenaires comme la Russie et la Chine qui pourraient être tentés de modérer leur zèle dans la mise en œuvre des sanctions.

En parallèle, l’Iran devrait réduire le risque d’escalade régionale en utilisant des canaux de médiation, comme Oman ou le Qatar, pour éviter que les actions de ses partenaires de l’« axe de la résistance » ne déclenchent de nouvelles frappes israélo-américaines. La démonstration de vulnérabilité de juin a montré que la confrontation directe peut coûter cher. Téhéran mise désormais sur son pivot oriental et sur les partenariats stratégiques avec Moscou et Pékin pour amortir le choc des sanctions, mais il lui faut veiller à ne pas tomber dans une dépendance excessive vis-à-vis de ces deux puissances. L’enjeu est de transformer les grandes déclarations de coopération en résultats tangibles : circuits financiers alternatifs, ventes d’hydrocarbures s’inscrivant dans la durée, transferts technologiques, projets d’infrastructure capables de résister aux pressions occidentales. Enfin, une diplomatie régionale plus pragmatique avec Riyad et Abou Dhabi, même limitée à des arrangements sectoriels, pourrait contribuer à desserrer l’étau. Au fond, la voie choisie par les dirigeants de la République islamique consiste à maintenir une doctrine de latence nucléaire – une capacité théorique de militarisation de son programme nucléaire sans franchissement du seuil – tout en offrant à l’AIEA des gages suffisants pour éviter l’isolement total. Cette ligne de crête, entre fermeté idéologique et ajustements tactiques, pourrait lui permettre de préserver une marge de manœuvre stratégique vis-à-vis de la Russie et de la Chine.

 

FSPI : Dès 2015, Ryad et Abou Dhabi ont vu l’accord sur le nucléaire non pas tellement comme un gage de stabilité, mais comme une reconnaissance du statut de puissance régionale de l’Iran et un facteur de consolidation du pouvoir des gardiens de la révolution. Ainsi leur soutien au retrait américain s’inscrivait dans une logique de contrepoids à une puissance idéologique et asymétrique. C’est pourquoi elles ont pu considérer les frappes de juin 2025 comme la démonstration du signe de la vulnérabilité de Téhéran et de la possibilité réelle de modifier le rapport de force au Moyen-Orient. Cette intervention militaire confirmait en outre à leurs yeux l’utilité d’un réalignement sécuritaire avec Israël dans la ligne des accords d’Abraham. Quels pourraient donc être les prochaines étapes de cette stratégie, certes méfiante mais pragmatique quant à l’issue de la guerre à Gaza et le règlement à terme de la question palestinienne ?

CT : Du côté saoudien et émirien, les frappes de juin 2025 ont été perçues comme une confirmation de la vulnérabilité de Téhéran et de la possibilité réelle de modifier le rapport de force au Moyen-Orient tout en évitant une escalade militaire régionale. Cette lecture s’inscrit dans la continuité de leur volonté de contenir une puissance idéologique et asymétrique incarnée par les Gardiens de la révolution par la voie du dialogue et de la distanciation par rapport au conflit israélo-iranien. Dans ce contexte, Riyad et Abou Dhabi poursuivent une stratégie qu’on pourrait qualifier de prudente et flexible, cherchant à consolider leurs acquis sécuritaires tout en gardant une marge d’adaptation face à l’évolution du dossier palestinien et aux actions militaires israéliennes dans la région.

Concrètement, la priorité reste la coopération sécuritaire avec les États-Unis, notamment dans le domaine de la défense antimissile, du partage de renseignement et de la surveillance maritime. Cette dynamique se déroule à bas bruit et privilégie l’efficacité militaire sur l’affichage politique, d’autant que la majorité des opinions publiques arabes demeure sensible à la question du soutien de Washington aux actions militaires israéliennes. Les frappes israéliennes récentes, y compris hors du théâtre traditionnel de Gaza ou du Liban, ont montré les limites des projets américains soutenant le rapprochement israélo-arabe dans la zone.

En parallèle, l’Arabie saoudite et les Émirats cherchent à éviter une escalade avec l’Iran, notamment en raison d’un risque d’une reprise de la confrontation militaire entre Téhéran et Tel Aviv. Ils poursuivent une stratégie de distanciation face à ces deux défis stratégiques et sécuritaires.

Dans le même temps, ils maintiennent des canaux de dialogue avec Téhéran, qu’il s’agisse de la médiation via Mascate et Doha, afin d’éviter que la confrontation irano-américaine ne dégénère en guerre ouverte. C’est un équilibre difficile à maintenir : affirmer leur rôle de contrepoids régional à l’Iran tout en évitant de devenir prisonniers d’une logique d’escalade incontrôlable. En définitive, la prochaine étape de leur stratégie consistera probablement en un renforcement de la coopération sécuritaire régionale, associé à une diplomatie conditionnelle et multidimensionnelle, sans exclusive d’alliance, visant à consolider la stabilité régionale et à éloigner le spectre du chaos.