Interview de Mme Joëlle Kuntz, Journaliste

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Interview de Mme Joëlle Kuntz, journaliste, le 3 novembre 2022

FSPI : Alors que l’actualité internationale ne manque pas d’être préoccupante sur les plans sécuritaire, géopolitique climatique ou énergétique, la Suisse est confrontée à des choix cruciaux autour de sa neutralité, de ses relations avec l’UE, de sa défense nationale ou encore de sa politique monétaire. Elle se voit contrainte d’abandonner peu à peu ses spécificités sur le plan international (secret bancaire, fiscalité, alignement de sa législation sur celle de l’Europe, neutralité, conditions-cadre économiques moins libérales). Quel positionnement international devrait-elle adopter selon vous dans les années à venir?

Joëlle Kuntz : J’ai pour principe de ne pas donner des conseils aux gouvernements ! Je ne suis pas maître de ballet mais plutôt critique de ballet, pour autant que le ballet soit public. Ce que je vois pour l’instant, c’est un rideau sur la scène comme si, face à la complexité de la situation internationale, le gouvernement manquait de l’unité nécessaire pour positionner clairement la Suisse. On ne le voit pas, on ne le sent pas. Des choses sont faites pour réagir à court terme devant les urgences – les sanctions, l’accueil des Ukrainiens, l’aide contre la vie chère -, mais cela ne constitue pas une cohérence globale.

FSPI : La guerre d’agression russe en Ukraine et la reprise par la Suisse des sanctions de l’UE à l’encontre de la Russie a relancé le débat sur la neutralité, alors que dans son dernier rapport du mois d’août dernier, le Conseil fédéral se demande comment la Suisse peut concilier sa position de neutralité avec la solidarité et la coresponsabilité qui s’imposent pour la sécurité en Europe et la défense des valeurs de liberté. Le concept de politique de neutralité coopérative proposé par le chef du DFAE pourrait selon lui donner à notre pays une plus grande marge de manœuvre pour l’application de sanctions, l’exportation de matériel de guerre et l’autorisation de transit de son territoire par des parties non en conflit. Pensez-vous que la pratique d’une telle neutralité ad hoc, constitue un bouleversement de sa traditionnelle politique de neutralité ? Pourrait-elle dès lors remettre fondamentalement en question sa politique des bons offices ?

Joëlle Kuntz : La neutralité stricte est réservée au domaine militaire. Le transit de troupes en campagne n’est pas possible dans ces conditions (article 2 de la Convention de La Haye sur les droits et devoirs des neutres). En revanche, l’article 7 de ce même traité n’interdit pas l’exportation d’armes à l’une ou l’autre des parties en conflit. Ce qui l’interdit, c’est la loi suisse sur le commerce des armes. C’est pourquoi le CF empêche le transfert à l’Ukraine de munitions de chars vendues à l’Allemagne. Ici, ce n’est pas la neutralité qui est en jeu mais l’idée que s’en sont fait les parlementaires quand ils ont voté cette loi. La « politique de neutralité » pratiquée par le Conseil fédéral depuis la Seconde Guerre mondiale comporte un éventail très large d’attitudes possibles. Elle n’est limitative que si l’on veut la limiter. Elle n’est extensible que si l’on veut bien. Le Conseil fédéral Ignazio Cassis souhaitait une neutralité coopérative. J’aimais bien l’idée, elle allait dans le sens de l’expansion. Mais on lui a fait remarquer que la neutralité était déjà coopérative si on le voulait bien et que ce n’était pas la peine de rajouter un mot. Les bons offices n’ont pas été menacés par la politique de neutralité libérale menée depuis soixante ans. Ils ne s’appuient pas seulement sur l’idée de neutralité mais sur un savoir-faire diplomatique spécialisé qui a fait et continue de faire ses preuves dans maintes situations hors de l’actualité brûlante.

FSPI : Plus d’un an après la rupture de la négociation d’un accord institutionnel avec l’UE, le lien avec celle-ci se désagrège. Ce qui était une véritable politique d’intégration est devenu un paquet d’accords sectoriels proposé par le Conseil fédéral. Or, cette proposition on le sait ne convient pas à l’UE pour qui une base institutionnelle est un préalable à la poursuite des négociations. Doit-on selon vous s’attendre à un scénario du pire avec un semblant d’accord qui gèlerait les discussions jusqu’à des temps meilleurs? Ou est-il concevable que les principaux acteurs suisses puissent enfin admettre communément que la Suisse ne peut se passer de liens solides avec l’UE et tombent d’accord sur des propositions acceptables par l’UE sur les points de contentieux ? Que pensez-vous de cette affirmation énoncée parfois que l’UE a plus besoin de la Suisse que la Suisse n’a besoin de l’UE?

Joëlle Kuntz : L’UE n’a pas besoin de la Suisse en absolu. Elle a sans doute besoin d’une Suisse qui contribue à l’organisation du continent avec ses ressources humaines. Elle l’a montré par les efforts auxquels elle a consenti dans les négociations de l’Accord-cadre. Le problème ne réside pas selon moi dans l’attitude de l’Union mais dans l’indétermination suisse. C’est entre Suisses que nous ne sommes pas d’accord sur ce à quoi nous devrions consentir pour accéder au grand marché européen. Nous sommes dépendants de nos voisins, très dépendants, du fait de notre taille, de notre géographie et du type d’économie extériorisée que nous avons créée. Nous le sommes tellement que nous adoptons tous les jours sans bruit des normes et des lois européennes. Le Tribunal fédéral adapte ses jugements aux jugements européens, l’ « eurocompatibilité » est une quasi-obligation pour que nous puissions cohabiter avec nos voisins. La question à trancher est donc de savoir si nous voulons rester satellisés comme nous le sommes, marginalisés si nous nous rebellons ou partenaires de plein droit, co-auteurs de l’avenir.

FSPI : Dans son rapport de la politique étrangère à l’horizon 2028, le DFAE entretient une certaine vision contradictoire : d’une part il semble tenir pour acquis un accord avec l’UE et d’autre part il entend déterminer en toute indépendance sa future position au sein de l’Europe et dans le monde. Ce double langage ne trahit-il pas la valse-hésitation de nos gouvernants face à une décision cruciale à prendre : celle d’inscrire l’indépendance de la Suisse au sein de l’alliance européenne et non pas à côté ou contre ?

Joëlle Kuntz : L’indécision tourne en effet à la gabegie, à l’incohérence et pour finir, à l’affaiblissement. Plus on tournicote, plus l’on s’affaiblit comme État. L’abandon des négociations, en mai 2021, était un aveu de faiblesse très dommageable.

FSPI : Entre le climat, la sécurité alimentaire et la sécurité énergétique, nous retrouvons aujourd’hui plusieurs éléments diviseurs aux Nations Unies. Quel peut être le rôle de la Genève international dans ce cadre et aussi face à la guerre en Ukraine ?

Joëlle Kuntz : La Genève internationale est un milieu de coopération. La confrontation, c’est à New-York. La coopération, c’est une ambiance, de l’espoir que le monde peut mieux faire. Pour que cette ambiance tienne le coup, il faut que l’espoir soit réaliste, que les fonctionnaires internationaux « y croient ». Je pense, sans en avoir la preuve, que la guerre d’Ukraine a porté un coup à cette ambiance et à ces espoirs. Elle a en tout cas polarisé les opinions et les attitudes, ce qui n’est jamais très bon pour les entreprises de coopération. Je ne saurai dire quels en seront les effets d’ici quelques années.

FSPI : Dans un monde de plus en plus incertain où les règles de droit sont bafouées, comment la Suisse peut-elle continuer à maintenir son identité dans le droit international et humanitaire? Est-ce que son ascension au Conseil de Sécurité permettra de renforcer le principe de sécurité humaine?

Joëlle Kuntz : La Suisse au Conseil de sécurité : un chapitre très intéressant. Sans doute choisira-t-elle d’œuvrer à la sécurité humaine, à la paix, au multilatéralisme. Sans doute sera-t-elle du côté des réformateurs de l’ONU, pour un monde mieux organisé. Mais avec qui ? Dans quelles sortes d’alliances et pour quels résultats pratiques ? Est-ce que le Conseil de sécurité existera encore dans deux ans ?

FSPI : Depuis quelques décennies, le débat politique interne en Suisse révèle une polarisation de plus en plus forte entre les centres urbains et les zones rurales. Dans quelle mesure cette divergence de visions agit sur l’élaboration de la politique extérieure du pays?

Joëlle Kuntz : La polarisation suisse grandissante est à l’origine de l’indécision gouvernementale en matière de politique étrangère. Trouver une majorité du peuple et des cantons sur les grandes orientations est une tâche effrayante pour les responsables. Le spectre de décembre 1992 – le rejet de l’EEE par le souverain alors que toutes les élites étaient chaudement pour – rôde toujours dans les couloirs du parlement et de l’administration.