Interview de Monsieur Dominique Jolly, Expert indépendant en stratégie d’entreprise et conseiller sur le business en Chine

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Interview de Monsieur Dominique Jolly, Expert indépendant en stratégie d’entreprise et conseiller sur le business en Chine. Auteur de The New Threat, China’s Rapid Technological Transformation, Palgrave Macmillan, 2022.

FSPI : Le progrès technologique chinois au fil des dernières décennies a été indéniable et impressionnant. Ainsi, au titre de sa lancée dans une folle course technologique, Pékin peut se targuer de succès majeurs dans des filières hautement stratégiques comme l’aéronautique (gros-porteur moyen-courrier), le nucléaire civil (réacteur de 4ème génération), le commerce en ligne (Alibaba) ou la conquête spatiale (station orbitale). S’agit-il d’un simple rattrapage de la technologique occidentale ou du signal d’une réelle expansion en devenir ?

Dominique Jolly : Le spatial est un peu à part parce que les Chinois ont démarré leur programme dès 1956 – en association avec les Soviétiques, dont ils se sont ensuite émancipés. C’est ainsi que les Chinois sont parvenus à envoyer des hommes dans l’espace (et à les faire revenir sains et saufs) et qu’ils ont maintenant avec Tiangong leur propre station spatiale.

Dans les autres domaines, pour l’instant, il s’agit essentiellement d’un rattrapage. Le schéma de développement dans l’aéronautique et le nucléaire civil a été le même : importation de connaissances via des filiales communes avec des compagnies étrangères, suivie d’une absorption de ces connaissances par les ingénieurs chinois, puis d’une reproduction dans des structures à 100 % chinoises. Le quatrième stade, i.e. de l’innovation indigène vient juste de démarrer. Et il est parfois très dépendant de fournisseurs étrangers pour des composants sur lesquels les Chinois ne sont pas encore à l’aise. Le C919 de Comac, récemment certifié par les autorités chinoises, fait ainsi le bonheur de Honeywell, Rockwell, ou encore de CFM International, le fournisseur des moteurs. Il faudra tout de même que cet avion soit certifié par les Américains et les Européens pour parler de succès.

En revanche, dans l’Internet, c’est en barrant la porte aux étrangers que des champions nationaux ont pu émerger qui étaient de toute façon en meilleure position de répondre aux attentes des consommateurs chinois que des acteurs américains.
L’innovation chinoise s’est inscrite presque exclusivement dans des évolutions technologiques incrémentales. Il n’y a pas eu encore de véritable innovation, de rupture chinoise. Mais, il n’y a pas de raison que celle-ci ne vienne pas un jour.

FSPI : Dans votre dernier livre Chine, la nouvelle menace, vous qualifiez de menace beaucoup plus subtile celle que fait peser l’achat d’une technologie derrière laquelle il y a tout un système de valeurs (celles d’un régime autocratique) et qui peut avoir un impact négatif sur nos propres valeurs démocratiques. Que faire donc pour parer à cette menace ?

Dominique Jolly : La première menace est d’abord de nature concurrentielle. L’irruption d’un nouveau concurrent chinois dans un duopole établi entre Airbus et Boeing dans les avions moyen-courrier va considérablement changer cette industrie.

La seconde menace, de nature sociétale, est en effet plus subtile. Elle tient dans le fait qu’une technologie n’est que rarement neutre et qu’elle incorpore quasi toujours des valeurs spécifiques – pensez par exemple à la pilule abortive. Dans le cas précis de la Chine, des technologies comme le crédit social portent en elles un effritement des libertés ; si les Chinois trouvent cela très bien, je doute que ce modèle suscite le même enthousiasme chez nous où les drones de DJI ou les vidéos de TikTok peuvent très bien être des outils de collecte de données de masse sur les comportements des utilisateurs. Il faut donc être vigilant et peut-être même parfois, comme l’ont fait les Américains avec la 5G de Huawei, refuser l’entrée au fournisseur.

FSPI : Les sanctions contre la Russie en raison de la guerre qu’elle mène contre l’Ukraine auront de sévères répercussions sur la capacité de développement technologique russe. En parallèle, la Chine semble pour l’instant en mesure de permettre à la Russie de contourner ces mêmes sanctions. La Chine pourra-t-elle faire la même chose en matière technologique, sans s’isoler de la communauté internationale ?

Dominique Jolly : Il faut juste rappeler le retard des Russes sur le plan technologique alors même que ce pays a su dans le passé être un haut lieu de la science et de l’innovation technologique. Nous n’achetons ni médicament, ni voiture, ni avion, ni TV, ni appareil photo, ni logiciel à la Russie. L’économie exportatrice russe est essentiellement basée sur la vente de gaz et de pétrole et de céréales et d’oléagineux. Et cette rente énergétique profite à quelques privilégiés alors que des millions de Russes sont dans la misère comme l’atteste le coefficient de Gini du pays.

Celui que les Russes qualifiaient dans les années soixante de « petit frère chinois » a grandi. Alors que le budget annuel R&D chinois dépasse les 500 milliards d’euros, il est dix fois moindre en Russie. Et les Chinois déposent quarante fois plus de brevets que les Russes (oui, il n’y a pas d’erreur, c’est bien 40 !). Donc, effectivement, ce ne sont certainement pas les sanctions qui vont permettre de relancer des firmes comme Tupolev. Je crois que les Chinois, s’ils se réjouissent d’accéder à une énergie moins coûteuse avec les Russes, vont a minima réduire la voilure des coopérations technologiques qu’ils ont conclues avec les Russes (comme par exemple l’avion long-courrier C929).

FSPI : Comment l’Europe peut-elle rester compétitive technologiquement face à la Chine ? Que doit-on faire au niveau politique et au niveau économique ? Que peut-on conseiller aux entreprises du secteur privé ? Dans quelle mesure les technologies chinoises constituent-elles une menace ou une concurrence pour la Suisse et pour l’Europe ?

Dominique Jolly : Nous faisons tous plein de choses. Nous avons de très beaux écosystèmes technologiques. Mais c’est un peu du chacun pour soi. On a vu avec Airbus qu’on peut collectivement faire de grandes choses. Il n’y pas d’autre option à mon sens que de renforcer l’union pour améliorer la coordination au sein de l’Europe de nos efforts respectifs de recherche et de développement dans les champs clés comme l’intelligence artificielle, la voiture électrique, la FinTech, la blockchain ou encore les nanotechnologies. Le problème, ce ne sont pas les entreprises, mais les politiques. Si chacun va seul contre les Chinois, il va perdre. Je pousserais le bouchon jusqu’à proposer un vrai ministère de la technologie et de l’innovation européen.

FSPI : La concurrence croissante que se livrent les États-Unis et la Chine en matière de développement technologique, assortie de la vulnérabilité des chaînes d’approvisionnement connue lors de la pandémie de la COVID, a renforcé le découplage des écosystèmes high tech américain et chinois. Ce qui représente un défi important à relever pour les deux puissances, y inclus le haut niveau de spécialisation qui doit être atteint dans certains secteurs industriels, les coûts technologiques pour certaines entreprises et les consommateurs en général ainsi que l’impact négatif de mesures restrictives en matière d’innovation. Cette situation a également d’importantes répercussions sur les pays européens comme la Suisse dont les économies sont orientées vers l’exportation. Comment ceux-ci devraient-ils donc se positionner pour y faire face ?

Dominique Jolly : Il ne faut surtout pas que nous nous retrouvions pris en tenaille, à devoir choisir entre les Américains et les Chinois. Nous avons tout à fait les moyens pour consolider un troisième pôle qui existe déjà. Collectivement, nous dépensons 400 milliards d’euros en R&D et nous ne sommes pas ridicules en matière de dépôts de brevets. Il faut donc trouver un équilibre subtil entre une concurrence et une coopération intra-européenne – ce que certains ont appelé la copétition.

FSPI : La Chine ambitionne on le sait de passer d’une économie manufacturière à une économie de l’innovation indépendante de ses concurrents. Or elle compte un retard par rapport à ceux-ci estimé globalement à cinq/dix ans dans la production de semi-conducteurs, au cœur de la rivalité avec les États-Unis, la Corée du Sud, Taïwan et le Japon qui lui restreignent l’accès à leur technologie. Comment évaluez-vous les chances de voir Pékin rattraper son retard pour atteindre son rêve de grande puissance technologique autonome ?

Dominique Jolly : Tout dépend des secteurs. La Chine a toutes ses chances dans les secteurs d’activité émergents. Elle n’a en revanche que peu de chance dans des secteurs d’activité établis. C’est ainsi qu’elle n’aura jamais concurrencé sérieusement l’automobile européenne (tous les Chinois rêvent de rouler en Mercedes, en BMW ou en Audi). En revanche, avec l’émergence de la voiture électrique (et aussi la voiture autonome), elle se retrouve sur un pied d’égalité avec les autres constructeurs mondiaux et a donc toutes ses chances de faire un coup. Ce sera sans doute plus dur pour elle dans le semi-conducteur qui est un secteur qui a émergé dans les années soixante aux États-Unis et dont les puissants écosystèmes en place vont être revitalisés par la volonté du pouvoir politique démocrate en place.

FSPI : En raison de la recrudescence des tensions géopolitiques, des confinements draconiens et des disruptions dans la chaîne d’approvisionnement en Chine, Apple a transféré au cours de ces derniers mois la production de son dernier modèle d’IPhone en Inde, réduisant ainsi sa dépendance à Pékin et tirant avantage d’une main-d’œuvre qualifiée, d’une croissance assez soutenue et des incitations financières importantes pour les entreprises étrangères dans ce pays. Est-ce bien là la marque d’un intérêt renforcé de la part des entreprises multinationales pour l’Inde, comme nouvelle « usine du monde » ?

Dominique Jolly : Apple n’est pas le seul acteur à développer des alternatives. Des entreprises Taïwanaises, comme Pou Chen (sous-traitant pour Nike, Adidas, Asics, …) ont délocalisé vers des pays moins chers que la Chine (en l’occurrence le Vietnam et l’Indonésie) – puisque la Chine a, au fil des ans, perdu son avantage concurrentiel sur le plan du coût du travail. L’Inde qui n’a pas eu de politique de l’enfant unique a beaucoup de pauvres non ou peu éduqués, mais aussi beaucoup de jeunes prêts à travailler. De plus, c’est la volonté politique de Narendra Modi avec son « Make in India » d’en faire un lieu privilégié pour le manufacturing. Cela donc va sans doute se faire dans les années qui viennent.