Interview de Mme Anne-Cécile Robert, journaliste et Présidente de l’Union Internationale de la Presse Francophone
FSPI : Lors des dernières Assises de l’Union Internationale de la Presse Francophone (UPF) qui se sont déroulées au Maroc en juillet 2022, vous avez été élue présidente de cette organisation pour trois ans. Les défis qui vous attendent sont nombreux, pouvez-vous détailler l’action générale de votre organisation et vos priorités durant votre mandat ?
Anne-Cécile Robert : L’UPF forme un réseau de milliers de journalistes et de professionnels des médias à travers le monde. Leur point commun est de s’exprimer en français même s’ils vivent dans des pays non francophones. L’UPF a deux grandes missions : d’une part, défendre et promouvoir la liberté de la presse et la liberté d’expression ; d’autre part, défendre et promouvoir la langue française dans les médias. Les défis sont immenses dans les deux cas, les atteintes aux libertés se multiplient : journalistes emprisonnés, enlevés ou assassinés (Ukraine, Mali, etc.), médias sous pression des actionnaires, injonctions et menaces de la part de pouvoirs autoritaires, etc. Le monde francophone est particulièrement touché, comme le montre la régression de certains pays africains vers des formes d’autoritarisme ou de militarisation guerrière. Il ne faut pas non plus sous-estimer les défis liés à langue française concurrencée par l’essor non seulement de l’anglais international mais, désormais, du chinois ou du turc. Pékin et Ankara investissent des sommes très importantes dans la promotion d’instituts culturels qui proposent des cours de langue dans le monde, en lien avec leurs intérêts économiques et commerciaux. Les Russes font de même avec des moyens moins conséquents. La pratique d’un français dégradé (syntaxe approximative, mots valises, etc.) fait peser par ailleurs une menace presque existentielle sur la liberté d’expression en appauvrissant l’exposition de la pensée et la communication d’idées. L’action de l’UPF consiste à favoriser l’échange et la connaissance réciproque des ces défis et enjeux entre praticiens des médias et aussi entre observateurs éclairés et analystes du monde médiatique. Il s’agit de favoriser une solidarité et une émulation réciproque mais aussi de partager le plaisir et la joie, malgré toutes les difficultés, d’exercer la belle mission de journaliste (décrypter, communiquer, expliquer et transmettre des informations au grand public) et de s’exprimer dans une très belle et riche langue. Nos actions consistent donc en une palette d’initiatives : organisation d’Assises (depuis 1950) et de colloques, formation, réflexion sur les pratiques et le partage de ces réflexions, tenue de symposiums et d’organisation d’expositions, éditions de livres et de manuels, etc.
FSPI : Créée en 1950, votre ONG est la plus ancienne association de journalistes francophones dans le monde. Quel est la place du français dans la presse écrite et sur les réseaux sociaux aujourd’hui ? Travaillez-vous de concert avec l’Organisation mondiale de la francophonie, afin de défendre la langue française dans le monde ?
Anne-Cécile Robert : L’une des activités que je souhaite développer consiste précisément en la collecte de données, en mettant notamment à contribution la richesse et la diversité de notre réseau mondial. L’état exact du français dans la presse et des réseaux sociaux mérite enquête et analyse. Il existe des rapports et des données, collectées par des organismes comme l’Organisation internationale de la francophonie et l’Assemblée parlementaire francophone. Mais il serait utile, il me semble, à partir des sections nationales de l’UPF, qui ont une connaissance fine et proche du terrain de l’état des choses, de constituer une base de données ad hoc conçues par des professionnels. Du point de vue institutionnel, l’UPF est partenaire de l’OIF et reconnues par les grandes organisations internationales. Nous entendons développer les partenariats et les passerelles dans la complémentarité et le respect de l’identité des uns et des autres.
FSPI : La liberté de la presse en zone de conflit est par essence périlleuse, qu’en est-il avec la guerre en Ukraine, comment les journalistes travaillent-ils ? Êtes-vous en contact avec des journalistes russes ?
Anne-Cécile Robert : Nous sommes en contact avec des journalistes russes et ukrainiens. Nous avons plusieurs sections nationales en Europe centrale et orientale qui nous font remonter des informations. Le travail des journalistes en temps de guerre est extrêmement compliqué et dangereux : la censure, la peur, la propagande, les risques physiques, le danger de mort, bornent le quotidien des confrères et consoeurs. L’accès à l’information se revèle particulièrement ardu. En Ukraine, comme sur d’autres théâtres de guerre (Mali, Tigré, etc.), les journalistes sont des cibles et certains le paient le leur vie.
FSPI : Le bilan de la liberté de presse s’est notablement assombri au cours des dernières décennies avec la multiplication des conflits, les parties à celles-ci cherchant à contrôler les médias, souvent perçus comme des ennemis, au nom de l’intérêt national. L’accès des journalistes aux zones de conflits est le plus souvent très limité, et ceux-ci subissent de fortes pressions ; parfois même ils sont pris pour cible. Comment s’assurer dans ces conditions que la presse puisse continuer d’informer et assurer un minimum de transparence de l’information face à des gouvernements et des groupes armés qui souvent ne tolèrent qu’une seule vérité, la leur ?
Anne-Cécile Robert : En temps de crise et de guerre, la mission des journalistes est encore plus cruciale qu’en temps « normal ». Informer relève d’une mission d’intérêt général tant les circonstances et les agissements des parties tendent à obscurcir la réalité et à la déformer à des fins de propagande. « En temps de guerre, la première victime est la vérité » a-t-on l’habitude de dire. C’est aussi vrai aujourd’hui qu’hier. Il est alors impérieux tout d’abord que les journalistes aient les moyens de travailler (financer les déplacements et les longs séjours nécessaires à la réalisation d’enquêtes et de reportages, etc.) ; il est également nécessaire que la profession soit solidaire et attentive : attirer l’attention sur les confrères en danger, faire connaître leur travail et les soutenir s’ils sont menacés ou emprisonnés ; enfin, les Etats doivent assumer leurs responsabilités et leurs obligations envers les journalistes. La signature d’une convention sur la protection des journalistes, comme le demande la Fédération internationale des journalistes (FIJ) constitue une étape indispensable. De même que la célébration, chaque année le 2 décembre, de la nécessité de lutter contre l’impunité des crimes commis contre les journalistes lors de la journée internationale consacrée à ce sujet.
FSPI : Dans son dernier classement mondial sur la liberté de la presse, Reporters sans frontières relève que si l’Europe reste le meilleur élève des cinq continents, les démocraties où la liberté de la presse est jugée « bonne » deviennent de plus en plus minoritaires. Avec le conflit en Ukraine, les émissions radiotélévisées faisant appel aux analyses d’experts de toute sorte pour commenter la guerre en direct, se sont en effet multipliées. La question de l’accès à une information libre et indépendante se pose ainsi de façon de plus en plus cruciale. Non seulement les téléspectateurs et auditeurs doivent faire face à la propagande des parties au conflit mais aussi aux fausses informations que les médias diffusent. La propagande n’est-elle pas ainsi une entrave considérable à la liberté de la presse ?
Anne-Cécile Robert : « En temps de guerre, la première victime est la vérité ». Cet adage devrait nous servir de guide et de sonnette d’alarme. Au-delà de la propagande des belligérants (la Russie en fait un usage particulièrement étendu pour tenter de justifier son injustifiable agression contre l’Ukraine avec son cortège de crimes), les journalistes doivent également se méfier de la « tentation miroir », pas tellement de prendre fait et cause (on a le droit de choisir son camp), mais de simplifier à outrance les enjeux ou les rapports de forces sur le terrain. La Russie, qui est l’agresseur, n’est pas une sorte « d’empire du Mal ». C’est ce que laisse entendre le président français Emmanuel Macron, lorqu’il évoque des « garanties de sécurité » pour Moscou dans la perspective d’un futur équilibre européen avec une Ukraine rétablie dans ses droits souverains et protégées des agressions extérieures. D’une manière générale, tout en étant clairs sur les principes (respect du droit international, condamnation des crimes, etc.), les médias doivent éviter les commentaires trop rapides portés par des visions manichéennes. Ce fut, par exemple, l’erreur ou la faute commise par la plupart des grands médias américains qui soutinrent la guerre déclenchée par George W. Bush contre l’Irak en 2003 sur la base de fausses informations (armes de destruction massive). Ce fut aussi le cas des confrères, parmi les plus respectés de la profession, qui relayèrent l’infox du faux charnier de Timisoara en Roumanie en 1989.
FSPI : Les réseaux sociaux ont mis en exergue leurs nombreux avantages pour la communication et l’accès à l’information et à la connaissance, tout en favorisant les échanges entre citoyennes et citoyens sur nombre de questions sociétales et politiques. Tous les acteurs cherchent en conséquence à influencer par ce biais l’opinion publique, que ce soient des leaders politiques, des groupes de pressions, des entreprises, des ONG, etc. En outre les médias sociaux digitaux ont largement contribué à la diffusion de fausses informations dans un contexte de crise de confiance généralisée vis-à-vis de ceux qui savent (professeurs, journalistes, professionnels, etc.) dont l’expertise est souvent remise en question. Sachant que la lutte contre les fausses informations est au cœur des préoccupations de l’UPF et que celle-ci va bien au-delà de l’atteinte à la vérité de l’information, que peut faire votre organisation outre le fait de contribuer au développement de médias numériques d’information de qualité ?
Anne-Cécile Robert : L’UPF et ses sections nationales sont mobilisées contre les infox et les intox. Nous organisons régulièrement des formations à ce sujet dans les pays où nous sommes. Nous soulignons également ces enjeux lors de nos Assises internationales et dans nos symposiums régionaux. Notre InfoLettre comprend une rubrique, très suivie consacrée à la déontologie et animée par Pierre Ganz. Mais ces actions indispensables seront vaines, un peu comme Sisyphe remontant sans cesse son rocher, si nous n’attaquons pas le problème à la racine. Pourquoi les infox et les intox se prapagent-elles autant et si vite ? Pourquoi nos sociétés y sont-elles si perméables ? Dans mon livre « Dernières nouvelles du mensonge » (Lux éditeur, Montréal, 2021), j’analyse la confusion culturelle dans laquelle nos sociétés démocratiques s’enfoncent et qui brouillent les frontières de la vérité et du mensonge. Beaucoup de nos concitoyens, et ce n’est pas seulement – loin de là – une question de diplômes, se montrent incapable de distinguer le vrai du faux. Au-delà des actions indispensables de formation, le rôle spécifique de l’UPF réside sans doute dans l’animation d’un espace professionnel pacifique international où on peut travailler collectivement à sortir de la confusion. L’esprit critique, la déontologie, la culture, l’éthique et le goût de s’exprimer dans une langue exigeante figurent parmi les clés de cette nécessaire clarification. L’UPF, qui n’est ni un syndicat ni une organisation humanitaire, est particulièrement indiquée pour rassembler largement et construire une saine émulation professionnelle à l’échelle du monde francophone.